par Anne Vallayer-Coster
1769, huile sur toile, 90x121cm,
Paris, Louvre, RMN tous droits réservés.

Anne Vallayer-Coster : Les attributs des arts

analyse par Christophe Genin

Les attributs de la peinture, de la sculpture et de l’architecture est un tableau de 1769, peint pour une circonstance très précise : l’admission à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture. Ce morceau de réception avait pour pendant Les attributs de la Musique. Anne Vallayer (qui épousera M. Coster en 1782) a vingt-cinq ans quand elle s’y présente en 1770. Elle n’est pas la seule femme à y être entrée. Dès sa constitution l’Académie admet quinze femmes.

Au-delà de l’exercice proprement académique consistant à rendre hommage à une institution dont on souhaite devenir membre, et par-delà la mise en abyme que cet hommage implique, cette présente analyse a pour ambition d’interroger les modalités de la création artistique et de montrer en quoi cette peinture se veut la manifestation de l’instant créatif, du temps de l’œuvre en cours. Manifestation de l’artiste à l’œuvre en l’œuvre même cette peinture expose aussi la trace du féminin dans la création.
Un jeu de citations : Il y a tout d’abord le motif même. Depuis le début du XVI ème siècle peindre les « Attributs de la peinture » faisait partie d’une revendication corporatiste des peintres : poser leur art à l’égal des autres. Ainsi une frise de 1520 représente les attributs de l’architecture, de la sculpture et de la peinture à côté des instruments des arts libéraux et martiaux. L’exercice académique n’est donc pas si académique que cela : il réitère une affirmation d’intelligence et une volonté de reconnaissance. Peindre consiste ici à réparer une injustice : proclamer la dignité d’un métier et la dignité d’une féminité.

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Puis apparaît la citation d’un antique par le biais d’un moulage : le Torse du Belvédère, sculpté par Apollonios d’Athènes et exposé au Vatican, à Rome. Ce plâtre d’étude est un gage de bonne volonté : il montre que la peintre adhère à l’esthétique classique énoncée par Le Brun. Il s’agit là d’un lieu commun des études d’arts plastiques.

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Enfin un emprunt patent à Chardin. En effet, les deux tableaux présentés au jury, Les attributs des Arts et Les attributs de la musique, font pendant aux deux œuvres de Chardin portant les mêmes titres et présentées à l’Académie en 1765, représentant quasiment les mêmes accessoires disposés dans un ordre très proche. Chardin reprendra ce sujet en 1769.
Les attributs art par art : Depuis Alberti trois arts sont reconnus comme constituant les beaux-arts : peinture, sculpture et architecture. On les considère comme uniment arts du trait.

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Ainsi le dessin se voit réserver les premiers et arrière plans, comme si cet art cernait les trois autres. Des plans d’architecture (à cette époque dessin est synonyme de plan) débordant de la table, un portefeuille, un carton à dessin, des rouleaux à coupe franche, du papier préparé, de couleur bleue, sont autant d’emprunts à Chardin.
En cela Anne Vallayer ne fait que respecter les conventions du genre. Cependant elle ajoute un porte-crayon à double pointe : craie blanche et sanguine.
La première permettait de rehausser un dessin sur fond foncé, la seconde de tracer une figure sur papier clair ou d’ajouter quelque correctif sur un plan. Or c’est ce que l’on peut voir sur les dessins d’architecture. Ce porte-crayon est donc plus qu’un attribut ici : c’est bien un outil nécessaire. Nous sommes en deçà de l’allégorie, au niveau de l’usage, le porte-crayon venant à peine d’être posé, la mine rouge tout juste usée des marques qu’elle vient d’appliquer sur le plan, en une sorte de métonymie du geste, de l’esprit. Il s’agit bien d’un tableau poïétique : il nous donne des indices, des indications sur son propre travail en cours. Il est le mémorial quasi immédiat de procédures opératoires.
Dès le premier plan L’Architecture est signifiée non pas par l’œuvre concrète – le bâtiment construit- mais par ses conditions d’élaboration, par ses instruments de conception. Au premier chef les livres, montrant par là que l’architecte est un savant, et qu’ainsi l’architecture est un art libéral, selon le vœu de Brunelleschi, et non mécanique, selon la classification de Hugues de Saint-Victor. L’architecture est libérale par la géométrie à laquelle elle participe. D’où les instruments de mesure et de tracé du géomètre : le compas, le rapporteur, la règle, le tau et le tire-ligne.
Cette architecture sent l’encre de l’école et non la poussière des chantiers. Cela correspond à une notion intellectualiste de l’architecture selon laquelle elle consiste en la conception d’un paradigme (à l’instar du Démiurge-architecte du Timée de Platon)
et non dans l’érection même du bâtiment, tenue pour une simple exécution, relevant des artisans mais non plus des artistes. D’où le rôle du porte-mine dont la pointe rouge marque les correctifs apportés aux plans, présents sur les première et deuxième feuilles.

 
En comparaison des tableaux de Chardin, elle retire de l’Architecture tout ce qu’il y a de « mécanique », comme la masse et le levier, et ce qui est hors-sujet, comme l’aiguière et le verre, reliquats du genre nature-morte qui n’ont pas leur sens ici, sauf à signifier le caractère aristocratique de l’architecte et à être un jeu gratuit sur l’obscur et le reflet en une telle occasion. Elle insiste donc sur le caractère savant d’un tel art. D’où le croisement du plumier et du compas, de l’écriture et de la mesure.
 
Anne Vallayer ne fut point architecte – métier réservé aux hommes- mais en peignant ces attributs, elle inscrit son propre travail dans une tradition de dessinateurs intellectualistes, allant de Brunelleschi à Boulée. Cela a son importance, puisque fille d’orfèvre qui passa son enfance aux Gobelins, elle marque ici une forme d’ascension sociale en passant des arts appliqués ou décoratifs aux arts libéraux. Nous sommes ici face à une architecture à l’étude comme en témoigne le compas ouvert, absent chez Chardin.
 
Au second plan la Peinture est figurée par une palette, un godet, des pinceaux et des brosses, un couteau et un chiffon, un pincelier pour nettoyer les outils. Ici la palette n’est pas accrochée à un mur, ni vide ni maculée de pâtes séchées.

Il s’agit d’une palette toute empreinte de l’effort de l’artiste en cours d’exécution. Nous sommes suspendus dans un entre-deux, dans ce temps du jugement où le peintre observe son œuvre, son regard critique venant confirmer son jugement et son sentiment: oui, c’est bon, le tableau se tient !
Mais de quel tableau s’agit-il ? Où est le tableau peint qui devrait correspondre à cette palette fraîche ? De l’architecture nous avons un résultat, les plans ; de la sculpture nous avons un autre résultat, le buste d’argile. Où est donc le résultat de la peinture ? Ce tableau que nous avons sous nos yeux. En effet, la palette peinte dans ces Attributs est la palette même de couleurs utilisée par Anne Vallayer pour faire ses fonds et peindre ses Attributs. Les pigments dépeints dans ce tableau sont ceux-là même qui ont servi à couvrir la toile. Autodéictique, l’œuvre est le manifeste et la manifestation de son art, au double sens du talent et des procédures opératoires.
Si Diderot pensait flatter Chardin en écrivant à propos du tableau de 1766, Les Attributs, « il n’y a rien en lui qui sente la palette », Anne Vallayer au contraire veut faire sentir cette palette. Il y va de la vérité de la peinture à exhiber ses procédures de fabrication, de sorte qu’elle démonte l’illusion qu’elle produit.
La palette n’a donc pas ici la même fonction que l’équerre ou le compas. Ces instruments de géomètre sont les symboles de l’intellect ordonnateur, transcendant à l’exécution.
En revanche elle correspond au porte-mines : la matérialisation d’un dessein, et par là même le retour de l’œuvre arrêtée sur son exécutant.
Plus en arrière se tient la Sculpture. C’est un nu masculin, qui plus est « héroïque ». Or Anne Vallayer, comme ses consœurs peintres, était interdite de nu masculin comme de peinture historique, le grand genre par excellence, réduite aux genres mineurs comme la nature morte, puisque la peinture d’histoire supposait de peindre des modèles masculins dénudés. Qu’une femme représentât un tel nu était donc bien un acte de revendication égalitaire.

Cela se comprend si on met ce tableau en regard de celui de Chardin. Celui-ci prenait comme modèle de sculpture une allégorie de Paris assise sur un trône. En cela Chardin poursuivait cette longue tradition médiévale puis renaissante qui prenait une femme pour personnifier un art.

Vallayer aurait pu faire de même en variant sur ce thème. Or en choisissant le Torse, elle remonte au principe esthétique de toute la sculpture depuis la Renaissance, depuis que Michel-Ange en fit un paradigme indépassable, depuis que Winckelmann, quinze ans plus tôt, troubla l’Europe en faisant de cette sculpture le canon absolu et indépassable de toute modernité. Ramenant ce noble vestige à un plâtre d’études elle montre par là même les conditions d’étude des sculpteurs : l’imitation des Anciens comme règle d’apprentissage et de création, comme le recommandait Le Brun.
Mais elle stigmatise aussi les préjugés qui président à l’élaboration des œuvres, les femmes devant en rester à une peinture de femmes. Ici féminité rime avec modernité. Dès lors l’hommage au maître Chardin semble changer de sens : délibérément convertir cette allégorie académique en commentaire sur la réalité des pratiques artistiques.
Un buste de femme surplombe ce torse antique. Cette second sculpture n’a plus du tout le même statut. Le torse était un cas d’école, une vulgaire copie, comme il en circulait partout, pour apprendre son métier de sculpteur par l’observation et la répétition. Ce plâtre patiné vaut donc comme référence, mais ne renvoie en rien à l’œuvre en train de se faire, et marque même l’impossibilité pour l’œuvre de se faire au féminin. En revanche ce buste d’argile verte est bien la marque du travail à l’établi. Il est posé sur une table tournante, des boulettes d’argile encore présentes, encore marquées du pétrissage des doigts et des paumes. Spatule et ébauchoir sont à peine posés sur le côté. Un linge humide recouvre partiellement cette tête pensive pour éviter un dessèchement trop rapide de l’argile.
Ainsi ce buste fait-il pendant au Torse, paradigme de la peinture antique et renaissante. Il est moderne, et fait à la manière des Modernes : la femme n’incline pas la tête vers le bas, à la façon d’une Vénus pudique ou d’une Diane hautaine, mais .
Il s’agit donc d’un autoportrait caché qui change le sens de l’œuvre visible. Celle-ci est ramenée, non pas tant au processus d’élaboration comme avec la peinture, mais à l’intention d’auteur : une femme s’expose comme femme de son temps, comme art de son temps. Autant le torse est un modèle réduit, autant le portrait est grandeur nature. Par ce jeu des dimensions, tout est dit ! Ainsi le portrait de femme remet le torse antique à sa vraie place : au magasin des accessoires ! Pour une femme l’interdit du nu masculin importe peu finalement, puisqu’elle peut être à elle-même son propre sujet, son propre modèle. Vigée-Lebrun n’oubliera pas cette leçon.
Il était admis au moins depuis le Moyen-Age que la peinture et la musique pussent être des arts pour les femmes, à condition qu’elles en restassent à certains sujets et ne pratiquassent que certains instruments. Or en mentionnant dans ses morceaux de réception des arts masculins, comme la sculpture héroïque et l’architecture, et des instruments masculins, voire militaires, comme le cor, la cornemuse et la flûte à bec, en les mettant en regard d’arts au féminin et d’instruments plus féminins, tel ce luth orné d’un ruban de satin bleu, Anne Vallayer confère à ces pendants la valeur de métaphores sur les figures de Mars et de Vénus. En cela elle est bien une femme des Lumières pour lesquelles bien des jugements sont des préjugés qui s’ignorent.
Ainsi Anne Vallayer s’inscrit dans une tradition de peinture féminine : Adélaïde Labille Guiard (1749-1803), qui fit un Autoportrait au pastel et fut admise à l’Académie en 1783, puis Marie-Geneviève Navarre (1735-1795), Marie-Victoire Lemoine (1754-1820) qui fit un portrait d’une femme peinte à l’atelier, probablement de Vigée-lebrun (1755-1842), la plus célèbre d’entre toutes. Elles affirmèrent leur talent de peintre, sortant des genres convenus pour les femmes, à savoir la nature-morte et la peinture de genre, pour oser des autoportraits à l’œuvre.
Par un jeu sur les attributs conventionnels elle renouvelle la signification d’un genre codé. Ses omissions permettent de mettre l’accent sur un aspect pompeux, voire vain, des œuvres de Chardin, quand bien même sa réputation serait celle d’un peintre de l’humilité. En effet, ses figures à la tête couronnée, filles des dieux, honorées de décorations prestigieuses sonnent faux, justement parce qu’elles prétendent s’inscrire dans une rhétorique de l’humilité et du silence. En revanche, Anne Vallayer, avec son linge sur la tête ressemble à une servante. Elle ne doit ses honneurs qu’à son seul talent. Femme complète, riche de ses œuvres arrêtées elle peut prendre donner à sa peinture le visage de la vérité. Ce n’est que bien plus tard, à partir de 1771 que Chardin en arrivera, comme sa jeune rivale, à se signifier à l’œuvre dans ses autoportraits, dans la modestie d’une tenue savamment négligée.

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On a donc affaire ici à la représentation, moins de l’œuvre en train de se faire que de l’œuvre tout juste achevée. L’artiste, présente par un autoportrait, devrait se tenir devant la toile, à notre place de spectateur. Notre regard se confond avec celui de la femme peintre. Nous sommes à un stade postpoïétique et non esthétique : Anne Vallayer ne réfléchit pas sur son œuvre, mais la réfléchit en superposant toutes les strates du temps. Le temps est suspendu : l’œuvre finie, livrée à un avenir indéfini, contient toujours présente en elle la durée de son élaboration passée dans une sorte de synchronisme absolu.

Nous ne disposons pas plus de brouillons, d’esquisses, d’études ou de commentaires de son travail l’atelier qui aurait pu nous renseigner sur sa manière d’opérer. Cependant le théorème de la poïétique, maintes fois répété et démontré par René Passeron, est que le geste artistique, loin d’être aveugle et inconscient de lui-même, est doué de réflexivité et que celle-ci se manifeste dans le processus évolutif de la création, et par là même transparaît dans l’œuvre, quand elle ne l’ordonne pas. Dès lors le regard extérieur et ultérieur est légitime pour peu que par l’identification de cette réflexivité à l’œuvre et en elle il puisse remonter aux processus de l’artiste, aux intentions d’auteur.

Professeur d'esthétique et d'études culturelles à l'Université Pris 1 Panthéon-Sorbonne, de la licence au doctorat. Il a été professeur invité en Chine et au Mexique. Ses recherches de philosophie appliquée portent sur les enjeux culturels contemporains (street art, kitsch, numérique, inter et multi-culturalité), de l'art à la politique. Il est membre des conseils centraux de Paris 1 (CFVU, conseil académique restreint); président du comité consultatif scientifique de l'UFR; directeur adjoint de l'Ecole doctorale 279; co-directeur de la mention EAC (esthétique-arts-culture).
Voir la publication de la Sorbonne

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