par Denis Oppenheim, 1974,
musée d’Art ancien et moderne de Bruxelles

Attempt to Raise Hell, ou du pouvoir hallucinatoire dans l’art contemporain

analyse par Stefania Caliandro

Une œuvre résonne et marque particulièrement son public dans le musée d’Art ancien et moderne de Bruxelles. Placée au seuil de l’espace qui met en abîme l’art contemporain, elle occupe néanmoins un coin discret, peu éclairé, dans le musée et instille une arythmie aussi subtile que cadencée dans le parcours autour des autres réalisations. Sculpture, installation ou performance, de quelque façon qu’on la définisse, sa désignation pose déjà problème dans la mesure où son inscription dans un genre n’est pas sans reste, où elle paraît même traverser plusieurs genres et où, de toute façon, une description si minimale soit-elle comporte une certaine détermination de significations, puisqu’elle assigne déjà un sens, une direction aux possibles interprétations. Or, c’est précisément ce sens que nous voudrions investiguer, assumant cependant la démarche théorique que toute réflexion sur l’art, d’une manière déclarée ou pas, implique. Dans la tentative de construire, ou de reconstruire, cette direction du sens, cette ouverture à la signification qui confirme et pourtant tranche sur la polysémie de l’œuvre, nous envisageons certes de nous appuyer sur les significations plausibles qui entourent sa présentation et son explication contextuelle, mais nous nous attachons également à sa manifes­tation esthétique. Ainsi, sans qu’une distinction nette soit notamment possible, nous mettrons en relief les données qui, par des relations historiques ou par leur lien avec des instances d’énonciation (artiste, public ou critique), semblent enri­chir notre savoir à l’égard de cette œuvre et, en même temps, nous analyserons son mode de saillie dans la perception. Loin de vouloir détailler une diachronie de son appréhension phénoménale ou circonstancielle, nous songeons donc à saisir la relation subtile qui se tisse entre la forme et ses possibles significations, tout en sachant que la perception de l’œuvre emporte déjà en soi un questionnement sur son sens.

Située sur un large support qui la soutient et délimite l’espace en son centre, rapprochée ainsi en hauteur du regard de l’observateur, qui s’y porte néanmoins en plongée, une figure d’aspect humain, vêtue en costume et dont la tête et les mains sortant des manches laissent apparaître une chair métallique, gît assise face à une cloche suspendue, qui oscille sans cesse, remuée par un mécanisme occulté à la vue.

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Ce grand socle qui encadre et détache l’œuvre de son environnement, ainsi que la faible lumière bleue qui, de la source discrète au plafond, transperce la semi-obscurité de la pièce pour se refléter sur les surfaces polies de la figure et de la cloche canalisent l’attention de l’obser­vateur vers le cœur de l’œuvre et attirent son regard sur le rapport mouvant qui tantôt resserre tantôt éloigne cette tête de son pendant. Cette proximité variable à un tel instant se rétrécit, à un autre elle écarte le poids lourd en surplomb du visage impassible du personnage, dont la fixité paraît dès lors soulignée. Cette alternance perpétuellement reprise entre l’avancée menaçante et le recul installe des sentiments de tension et de décharge, et, en raison de sa répétitivité, un plaisir rassurant, sorte de fart-da imagé, qui contreba­lance la prospection négative de la frappe, au font attendue. Cette oscillation continuelle est précisément ce qui favorise le lien emphatique et la projection des craintes et souhaits contrastants dans l’esprit du regardeur. Certes, plusieurs éléments facilitent la symbiose entre la dynamique de cette œuvre et les émotions ressenties, à commencer par la figuration iconique, humaine de la marionnette, avec son aspect paisible et son habillage convenable, dont seule la nuisance de la chair trahit la nature métallique. Cet effet à la fois de rapprochement et de distanciation se retrouve également dans la présentation sur le socle et par l’éclairage, analysé auparavant, et dans la position assise, aussi anodine qu’étrange, évoquant selon certaine critique le recueillement de la médiation bouddhiste, dont témoigne peut-être l’orientation des mains, présentées paumes vers le haut, alors que l’absence des jambes est dévoilée par le tissu du pantalon, aplati au-dessous de la cloche. Cette familiarité et cette défamiliarisation à la fois des objets représentés alimentent les phénomènes de projection et d’incorporation emphatique de la part de l’observateur, dont les mouvements d’âme se modèlent suivant la fluctuation de l’œuvre. Celle-ci est vécue tantôt comme drôle, apaisante par sa réitération, tantôt comme inquiétante, par l’angoisse d’une attente négative.

Attempt to Raise Hell, titre de cette œuvre de Dennis Oppenheim, datée de 1974, ne comporterait cependant pas un lien emphatique avec le seul regarder mais aussi, à en croire la critique et les implicites des entretiens avec l’artiste, avec le sujet créateur. Il est important à cet égard de la relier au contexte de la production par l’auteur qui, à cette époque, évolue du body art, développé depuis ses premiers engagements dans l’earth art, à un retour à l’objet. Si le terme d’installation, excluant dans nombre de cas aussi bien l’aspect statuaire que le maintien permanent, ne semble pouvoir restituer de façon appropriée la spécificité de cette œuvre, la notion de performance devint également inadéquate, si l’on considère à la fois l’absence du corps (que ce soit celui de l’artiste ou d’autrui) et la non-délimitation temporelle de l’action des objets donnés en présence. Si bien que, alors même que la définition de sculpture cinétique amoindrirait cette valeur relationnelle emportée par l’œuvre, l’idée de post-performance, étayée par l’artiste lui-même inciterait finalement à donner sa pleine mesure au lien que cette réalisation entretient avec le sujet (observateur et créateur). Attempt to Raise Hell s’inscrit en fait dans la continuité des recherches entreprises par D. Oppenheim pour franchir les limites de son propre corps, travaillé dans les performances antérieures, le dépasser soit par extension génétique-généalogique, ayant recours à ses enfants comme prolongation du soi, soit par dénégation tout court du vivant, comme dans la pièce Untitled Performance (1974) où un chien mort, déposé sur le clavier d’un orgue électrique, produit, par l’évidemment et la décontraction du corps, des sons non articulés. Dans la continuité de ce dépassement corporel, qui ne cesse néanmoins d’évoquer la présence – fut-elle désormais en puissance ) du corps, la marionnette, employée en diverses œuvres, assumait le rôle de substitut (surrogate en anglais) du sujet. Si ce retour à l’objet figuratif permettait à l’artiste de conjurer les périls et les risques effectifs de l’art comportemental, les poupées ou marionnettes n’étaient pour autant plus des

prothèses

de son corps, comme avaient en quelque sorte pu l’être ses enfants, mais devenaient le pivot pour un rattachement plus généralisé, le lieu d’un échange et d’une identification excédant la subjectivité du créateur. À ce propos, Germano Celant a commenté cette procédure de dépersonnalisation mise en œuvre par D. Oppenheim qui, au lieu d’exalter sa personne comme objet autant que comme sujet, opérait un désinvestissement de soi-même en tant que chair pour se voir remplacer par un objet qui, au-delà de sa ressemblance avec l’artiste, intéresse en qualité de porteur de signes. Dans notre esprit, c’est justement cette dépersonnalisation de la figure en même temps que présentification plurivoque qui constituent les conditions incontournables de la concrétisation emphatique.

Vous venez de lire un extrait de  40% de l’article complet qui est publié dans le livre : L’Image entre sens et signification de la collection Images analyses aux Éditions de la Sorbonne. 

La méthode est inclue dans l’analyse.

Chercheur invité au CEHTA (EHESS, Paris) et professeur vivitant à l'UERJ (Brésil)
Voir la publication de la Sorbonne

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