L'Oréal, 2004

Eden de Cacharel

analyse par Sandra Regina Ramalho e Oliveira

Dans l’étude suivante, nous nous proposons d’analyser comme un texte visuel l’image tridimensionnelle d’un flacon du parfum français Eden. Notons d’emblée que ce flacon de parfum possède des fonctions utilitaires en plus de ses dimensions esthétiques. Il n’appartient donc pas à la catégorie des objets proprement artistiques. Si l’on se réfère aux thèses de Mukarovský (1988) par exemple, ce flacon est typiquement ce que l’on nomme un objet esthétique.

1. L’étude formelle

L’objet étant tridimensionnel, il est important de l’analyser sous tous les angles.
Toutefois, on repère d’emblée que sa structure est dominée par la verticalité et que l’une de ses faces bénéficie d’un traitement privilégié. C’est d’ailleurs cette face qui est offerte au regard dans les publicités et sur les présentoirs des parfumeurs.

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Le contour du flacon est constitué d’une forme asymétrique, ce qui le distingue des formes symétriques qui abondent tant dans la nature que dans les objets créés par l’homme. (Nous y reviendrons)

Si on projette imaginairement une ligne droite ou un plan vertical sur le flacon on peut distinguer deux zones différentes au sommet desquelles, le bouchon se différencie par sa symétrie. Quand le flacon est vu de face, ce bouchon n’est d’ailleurs que partiellement circulaire, car sa base est tronquée.

Le corps du flacon possède un côté légèrement courbe alors que l’autre est plus accentué, ceci tout particulièrement dans sa partie supérieure. Le dos du flacon suit la même découpe.

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Afin de mieux comprendre le fonctionnement structurel du flacon, il est intéressant de le regarder par-dessous. Sa forme irrégulière évoque alors le schéma typique d’une goutte. C’est manifestement ce concept figuratif qui a inspiré la forme générale et dont découle la configuration du flacon.

Vu de dessous, on peut observer que le point situé à la cassure de la courbe et au bord supérieur de la goutte engendre une ligne qui se prolonge dans le volume du flacon et en rompt la courbure horizontale. On constate ainsi que les courbes latérales correspondent à une transformation progressive de la forme de la goutte. S’il était possible de faire des coupes du flacon, on obtiendrait, de bas en haut, une suite croissante puis décroissante de profils de gouttes.

De cette perspective, les formes des côtés sont bien distinctes. L’une est arrondie alors que l’autre répercute la cassure angulaire de la base du flacon.

En conséquence, ces deux lignes s’articulent différemment avec l’arrondi du bouchon. Dans un cas il y a continuité des courbes, alors qu’il y a contraste dans l’autre cas.
Cette première approche formelle nous a permis de distinguer un certain nombre d’éléments constitutifs tels que le contour, l’asymétrie, la circularité, la courbure, la ligne droite, les flancs, etc. À cela, il faut encore ajouter les éléments de luminance et de chromatisme, en l’occurrence : le clair et le sombre ainsi que le vert, l’argent et le blanc.
On peut maintenant observer la structure générale du design. La forme asymétrique s’impose et paradoxalement sa lecture est plus complexe que l’apparente simplicité de sa conception (sobriété des lignes et quasi-monochromie) le laisse supposer.

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– L’équilibre, qui est la façon de conjuguer des forces opposées ou complémentaires, est en général associé à la symétrie, toutefois tous les dispositifs asymétriques ne sont pas fatalement déséquilibrés. Il existe en effet différents procédés pour les rééquilibrer.
– La direction (laquelle, de quoi) est un mode important d’articulation des éléments esthétiques car c’est elle qui conduit le regard. Ici, les lignes concaves du contour dirigent le regard vers la partie supérieure du flacon, vers le goulot dont sort le parfum.
– La répétition est un autre dispositif syntaxique qui permet de mettre en relief les éléments réitérés. Ici, bien qu’il soit d’une tonalité plus claire, le vert du bouchon reprend celui du flacon. De même, la forme de la goutte est répétée plusieurs fois.
– L’unité est un autre mode d’articulation. Dans ce flacon de parfum, l’unité est principalement obtenue par la forme concise et la monochromie.
– Le contraste est un procédé qui peut être considéré comme étant l’antithèse de la répétition. Cependant, outre qu’il crée un effet d’opposition, il contribue à mettre en relief certains éléments. Il concourt donc à sa façon à accomplir les objectifs de continuité ou de répétition.

2. L’étude symbolique

2.1. L’unité des contraires

Les mythes et récits d’une culture organisent et figent les relations entre le monde des concepts et celui de leur inscription matérielle dans les formes et les couleurs. Ainsi que nous allons pouvoir l’observer ici dans quelques exemples, c’est le cas pour le « vital » et le « genre » (masculin et féminin) dans le design de ce flacon.
Dans le cas qui nous intéresse ici, nous formulons l’hypothèse suivante : la ligne la plus arrondie renvoie à la dimension féminine, alors que les propriétés plus rigides de l’autre ligne renvoient au masculin. De plus, la rencontre des deux lignes dans le même objet renvoie à l’opération d’association des deux genres en un même corps.

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La figure de l’unité des corps différents se rencontre fréquemment, et ceci dès les mythes et récits fondateurs. Nous ne citerons que deux cas illustres prélevés dans un corpus abondant. Commençons par celui que convoque le titre même de ce parfum : « Eden. » Dans la Bible, dès le texte de la Genèse (2 : 21-23), il est écrit que Dieu préleva une côte du premier homme fait de boue, pour créer la femme : « Alors le Seigneur a envoyé à l’homme un profond sommeil ; et, pendant qu’il dormait, lui a pris une côte et a mis de la chair à la place. Et de la côte qu’il avait prise à l’homme, le Seigneur créa la femme et l’a placée auprès de l’homme. Voici maintenant, a dit l’homme, l’os de mes os et la chair de ma chair… »

Cette idée d’unité des complémentaires est aussi très précisément exposée par Platon (189e-193e). Dans le mythe d’Androgyne, les êtres des origines possédaient deux sexes, mais aveuglés par leur force et leur prétention, ils osèrent défier les dieux. Pour les punir, Zeus sépara les androgynes en deux êtres distincts. Quand les deux moitiés se rencontraient à nouveau, elles s’enlaçaient désespérément jusqu’à en mourir d’inanition. Apitoyé, Zeus déplaça les sexes des deux moitiés, en plaçant le sexe devant, il a fait en sorte que, par lui, se fasse la procréation de l’un dans l’autre, le mâle dans la femelle (…). C’est de cette époque-là que l’amour de l’un pour l’autre existe chez les hommes, restaurateur de notre ancienne nature, dans la tentative de faire un seul à partir de deux et de guérir la nature humaine. »

Cette réunion en un même corps du féminin et du masculin que nous avons ici associé aux dimensions arrondies et angulaires du flacon contribue à stimuler l’idée d’une dualité qui recherche sa complémentarité en intégrant ses différences en un tout unique.

2.2. Le jeu symbolique des couleurs

Le vert est la couleur dominante de ce flacon, c’est aussi la couleur de la vie végétale, des forêts et des jardins, et plus particulièrement du jardin d’Eden dont ce parfum porte le nom.

La bande argentée qui constitue la partie supérieure du flacon, contraste à la fois avec ce vert et renvoie à la couleur blanche dont il est mêlé. Dans la symbolique des couleurs, l’argent est la « couleur » de la lune et de l’eau, ce qui dans la chaîne associative des significations nous renvoie à nouveau vers la vie et le principe féminin, (ici opposé au principe masculin absent, habituellement représenté par l’or.)

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Ce jeu des couleurs renforce celui de la figure de la goutte génératrice étudiée précédemment et qui renvoie, elle aussi, à l’eau, à la vie, et indirectement au sperme fécondant.

2.3. L’asymétrie et la transgression.

Un autre ensemble de significations est lié à la transgression que produit l’asymétrie des deux côtés principaux. Cette signification s’articule aussi aux autres contenus exprimés.
La symétrie est l’un des paradigmes importants de notre expérience et de notre culture. Ainsi, dès les premières expériences visuelles, nous sommes en contact avec les formes symétriques et nous nous habituons à cette relation privilégiée. Des seins de la mère à l’organisation de notre propre corps, en passant par les formes des animaux, des feuilles des fleurs et des objets, la symétrie est très présente.

Le recours à l’asymétrie est donc une façon de transgresser cette « norme esthétique » qui est généralement respectée dans le design des flacons de parfum.

2.4. De la transgression à la réparation

Dans le registre des mots, le nom choisi pour le parfum confirme cette transgression esthétique et plastique. En effet, quand on rapproche le titre du parfum de la forme du flacon, la chaîne des effets de sens s’accomplit. Dans la tradition biblique, l’Eden, ou paradis terrestre, est le théâtre de la transgression originelle, la violation de l’ordre divin, et l’émergence du péché. Tout ce qui évoque le paradis : les jardins, la végétation, l’eau, l’homme et la femme, est évoqué par le discours du flacon. Même la séquence du péché est intégrable dans le système des significations. Cette fois c’est le parfum lui-même qui assume la fonction réparatrice à l’eau bénite dans le rituel du baptême.

Quel est ce parfum contenu dans ce flacon d’Eden ? C’est l’eau de la purification, la potion miraculeuse, l’extrait de paradis dont l’utilisation peut, tout comme l’eau du baptême, annuler les effets de la transgression et du péché, en rétablissant les conditions du bonheur terrestre antérieures à la violation de l’ordre divin.

Afin d’accéder à la complexité signifiante des objets visuels (image, objet, etc.) et afin de proposer une analyse qui prenne en compte la totalité des significations et l’intégralité du plan de l’expression, il faut explorer très attentivement le texte qui est soumis à l’étude.

Il faut tout d’abord essayer de définir la ou les lignes qui organisent la macro-structure en se posant les questions suivantes : Est-ce une diagonale ? Est-ce un axe vertical ? Les diagonales se croisent-elles ? Les horizontales sont-elles parallèles ? Quels sont les angles ? Où est le centre ? Etc.

Ce sont là les premières questions que doit formuler l’analyste. Ainsi que nous l’avons montré, la compréhension de la structure de base est fondamentale dans le processus de décodification des significations.

On doit ensuite commencer l’observation minutieuse des détails. Cette phase permet d’identifier les éléments constitutifs. Quels éléments sont à l’origine du texte visuel ? Où sont ces éléments constitutifs (lignes, points, couleur, plans, support, formes, lumière, dimension, volume, texture, découpe, etc.) ?

Entre ces éléments constitutifs s’établissent des relations qu’il faut mentalement et momentanément déconnecter pour procéder à l’investigation des composants. Il faut ensuite les renouer pour accéder aux relations, articulations et règles de combinaison que l’on appelle les procédés relationnels.

Ces procédés relationnels peuvent apparaître entre les éléments, entre des éléments et un groupe d’éléments, ou entre des ensembles d’éléments. De même, un élément peut s’articuler de différentes manières et à plusieurs niveaux. C’est le cas de l’asymétrie dans l’exemple que nous avons ici étudié.

C’est en déconstruisant et reconstruisant les relations entre les composants du document que les articulations micro et macrotextuelles sont développées.
La lecture analytique est une mise en évidence et en action de ces relations. Elle permet de reconstruire la chaîne des significations sur la base de certaines règles de combinaison. Combinaisons qui correspondent le plus souvent aux procédés relationnels adoptés par le concepteur.

Le choix des éléments constitutifs et des règles d’articulation sont d’ailleurs la marque du processus de conception inscrits de façon consciente ou inconsciente par le créateur. Ces signes témoignent de son contexte culturel et de ses intentions. Chaque texte visuel enregistre donc un discours qui renvoie à la vision du monde du créateur.

Il reste que ce que le lecteur ou l’énonciataire du document a devant lui, c’est le texte esthétique qui constitue l’univers propre de sa lecture. Le lecteur est donc dispensé d’étudier l’histoire et le contexte de l’auteur du document car les données indicatives de ces contenus se trouvent dans le document.

Le lecteur d’un texte visuel doit donc sans cesse passer d’un ou plusieurs éléments à d’autres éléments, d’un type de procédé à d’autres et vice-versa, des parties à l’ensemble du document et réciproquement. C’est ainsi qu’il doit revenir du tout à ce qui peut sembler n’être qu’un détail, et même rechercher des éléments insaisissables au premier regard.

Grâce à ses sens et à sa capacité cognitive, le lecteur progresse dans le dévoilement de nouvelles connaissances. Les significations se renouvellent ainsi à mesure qu’il chemine des parties au tout et de l’ensemble du texte à ses composantes.

Les innombrables pistes qui s’entrecroisent dans le plan de l’expression organisent en même temps le plan du contenu.

La signification d’un document n’est pas épuisée par une première lecture. À chaque nouvelle opportunité le regard de l’usager ou de l’analyste aura changé car son expérience du monde aura été modifiée. Aussi, on peut considérer que chaque nouveau regard est susceptible d’ouvrir de nouvelles perspectives et d’engendrer de nouveaux effets de sens.

bibliographie
Sandra Regina Ramalho e Oliveira, Docteur en Communication et Sémiotique de l'Université Catholique de São Paulo (PUC), est Professeur de sémiotique et de didactique des Arts Visuels à l'Université d’État de Santa Catarina, UDESC, à Florianópolis, Brésil.Elle est membre du comité de rédaction de publications scientifiques et, entre autres distinctions, est consultant ad hoc de la Coordination d’Amélioration du Personnel de l'Enseignement Supérieur (Capes), fondation du Ministère de l'Éducation (MEC) du Brésil. Elle était également président de l'Association Nationale des Chercheurs en Beaux-Arts, Anpap, de la gestion 2006/2007. Elle est inscrite dans le réseau du Conseil National de Développement Scientifique et Technologique (CNPq), par qui avait déjà reçue une bourse d’études, étant accessible par le Link : http://buscatextual.cnpq.br/buscatextual/visualizacv.do?id=K4783541E8. Ses recherches récentes concernent la sémiotique au Centre d'Études Sémiotiques et Transdisciplinaires et au Programme Supérieures en Arts Visuels de l'Université d’État de Santa Catarina, UDESC, à Florianópolis, Brésil. Elle recherche et dirige des travaux universitaires sur la lecture des images à partir du point de vue de la sémiotique discursive et plus récemment a été concerné avec les intertextualités visuels et syncrétiques et les intersemioticités. En son honneur ses anciens élèves ont écrit la collection : Vandresen, M. et Scóz, M. (ed.) (2014). O ver e o ler: 10 anos de "imagem também se lê". Florianópolis : UDESC.
Voir la publication de la Sorbonne

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