par Jane Shepherd
carte postale, 1995-1996,
© Jane Shepherd.

Identité, authenticité et altérité

analyse par Bernard Darras

« Nous vivons dans un monde qui n’est pas seulement fait de marchandises mais aussi de représentations, et les représentations – leur production, leur circulation, leur histoire et leur interprétation – sont la matière première de la culture. »
Edward Saïd

I- Pragmatique
II- Niveaux plastique, technique et iconique
1- Couleurs
2- Textures

3- Techniques d’impression
4- Style graphique

5- Espace
II- Niveau narratif
Différents niveaux de lecture

III- Une totalité paradoxale
1- Environnement 1
2- Environnement 2
3- Environnement 3
IV- Décentrement
1- Identités culturelles
2- Pureté culturelle et communitarisme
3- Cohérence de la personnalité
4- Sens de la civilisation
5- Inégalité face au changement de culture
6- Afrique sanctuaire
V- Réhabilitation et conclusion

L’image qui fait l’objet de cette étude est une carte postale achetée à Harare capitale du Zimbabwe, dans une boutique climatisée et moderne exposant des objets d’artisanat dont le travail et le design sont particulièrement soignés.
Cette carte postale n’est pas une carte photographique ordinaire. Son procédé de reproduction artisanal par sérigraphie en fait un objet moins banal qu’une carte imprimée. Dans le même esprit, son support est lui aussi plus artisanal et plus brut que celui qui est généralement utilisé pour la production des cartes photographiques. Mieux encore, le style graphique de cette carte est en accord avec le support et la technique d’impression. Cette carte peut être classée dans la catégorie des productions naïves ou primitives. Pour un occidental du XXIe siècle, cette carte véhicule un ensemble de signes cohérents qui en font un objet plus singulier, plus simple et plus artistique qu’une carte industrielle. Si la carte stéréotypée du couché de soleil peut être le symbole du tourisme de masse, la carte ici présentée possède quelques-uns des attributs du tourisme culturel.


Pragmatique

Quand on achète un souvenir de voyage ou de vacances on participe à un dispositif social et culturel ritualisé . Ce rituel fonctionne sur plusieurs niveaux : la carte postale entretien le lien à distance avec le destinataire, c’est une offrande qui compense l’absence et c’est un souvenir qui authentifie la présence du voyageur dans le lieu de sa visite.
Par ailleurs, la carte témoigne du goût et des valeurs du voyageur, et signale au destinataire ce qu’il représente pour l’expéditeur. En choisissant cette carte postale, j’ai participé à ce rituel que j’ai actualisé et entretenu. Elle manifeste en partie mon goût pour les objets différents et authentiques, mais aussi ma position par rapport à l’Afrique et à l’africanité.
La phase de l’analyse constitue toujours un dispositif spécifique qui n’a que peu à voir avec l’expérience ordinaire. C’est une dilatation extraordinaire du temps consacré à l’investigation et à la réflexion sur un objet. Objet qui change de dimension pragmatique (et donc sémiotique.) Il quitte sa vocation pragmatique normale et ordinaire pour devenir un objet d’étude ce qui donne aux processus interprétatifs une épaisseur qu’ils n’ont pas dans l’expérience de consommation ordinaire des signes.

Niveaux plastique, technique et iconique

L’ensemble des signes stylistiques et spatiaux constituant la carte postale produit un effet de bricolage, d’ingénuité et de naïveté qui est conforme à l’ensemble du dispositif plastique et technique.
Dans le contexte des attentes d’authenticité et de primitivité, cette carte contribue à alimenter les idées de naïveté, d’enfance, d’approximation, de bricolage qui tout à la fois font le charme de l’Afrique et une partie de son malheur.

Couleurs

L’ocre mate du papier crée avec l’encre noire un dispositif chromatique élémentaire qui renvoie aux pigments de terre et de charbon typiques des arts rupestres, des céramiques et des nombreux tissages anciens.
Dans mon système d’interprétation, c’est l’Afrique ancestrale qui s’affiche dans ses tons immémoriaux. Une Afrique immuable archaïque et rustique, en osmose avec son environnement.
C’est l’Afrique tribale, dont les éléments plastiques ont été récupérés par le design occidental sous les bannières de l’exotisme, de l’écologique et du primitif.

Textures

Pourquoi la texture du papier de cette carte a-t-elle attiré mon attention, à quelles attentes répondait-elle ?
Dans le contexte de l’Afrique et de ce magasin, ce matériau a immédiatement fait signe d’authenticité.
Ce carton un peu épais et fort ne semblait pas avoir subi de traitements industriels. Au dos notamment, il porte encore quelques indices de son processus de fabrication, des particules et des fibres de différentes matières sont visibles tout comme le grain du papier ou de la presse qui a servi à le fabriquer. C’est un papier d’avant l’industrie, mais aussi un papier sans âge, un papier presque éternel. Ce papier matérialisait donc pour moi certaines des qualités de l’Afrique. Des qualités que l’on pourrait résumer en un mot : de « sauvages. »
Ce qui veut bien dire que je partage une partie des représentations sur l’Afrique comme terre primordiale et primitive, comme réserve de nature naturelle, comme nature vierge et notamment comme .
En choisissant cette carte en partie pour son matériau, c’est la primitivité, la virginité et la sauvagerie de l’Afrique que je sélectionnais et c’est pour moi l’Afrique fauve, non apprivoisée, mais aussi l’Afrique pauvre qui s’actualisait.

Techniques d’impression

La nature du processus d’imprimerie par sérigraphie a capté mon attention. L’absence des marques du pressage qu’imprime la planche de bois m’a conduit à penser à la sérigraphie d’un dessin produit directement sur l’écran ou d’un dessin provenant d’une carte à gratter. En raison de son procédé de fabrication artisanal, cette carte postale changeait de statut, sans devenir une œuvre unique, elle s’en rapprochait et entrait dans le registre des objets d’art. Dans mon estime, plus elle s’éloignait de l’objet industriel et de la culture de masse, plus elle s’approchait de l’objet manuel et plus son authenticité et son aura grandissaient.

Style graphique

Le dessin des motifs rappelle celui des enfants, mais aussi les figures hiératiques des dessins primitifs.
Tout y est schématique et approximatif ; les tracés ne sont pas précis (ceux des personnages ou ceux de la typographie) ; les détails sont peu nombreux et les surfaces peu élaborées (le dessin des mains est sommaire) ; les motifs ne sont présentés que de face ou de profil ; l’œil du personnage central est représenté de face dans un visage de profil comme c’est le cas dans les schémas à deux dimensions des enfants et des graphistes primitifs. La construction de l’avion est très ingénue (les ailes ne sont pas dans le même axe, les hublots sont trop hauts et trop grands, les réacteurs ne sont pas parallèles au fuselage), etc.

Espace

Le traitement de l’espace contribue à cet effet de primitivité, d’ingénuité et de naïveté. Les schémas simplifiés sont juxtaposés dans un espace linéaire et étagé. Les espaces entre les sujets sont « vides » et la scène n’a pas de lieu architectural représenté.
L’espace est hétérogène et sans gestion cohérente et unifiée de la profondeur, les personnages flottent dans l’espace de la page et ne partagent pas le même sol. Plusieurs échelles voisines coexistent, sans cohérence optique. La représentation de l’épaisseur de certains objets (avion, caddy, valises et paquets) manifeste une maîtrise imparfaite des lois de la perspective.

Niveau narratif
Différents niveaux de lecture

Cette scène d’aéroport rassemble les ingrédients d’un récit à plusieurs niveaux de lecture. Nous les avons ici ordonnés en fonction de leur complexité, mais dans la réalité de l’acte d’interprétation, la progression n’est pas aussi linéaire ni aussi aboutie que dans l’analyse.

1 – Comme l’indique le document, la scène se déroule au Zimbabwe. Sur fond de décollage d’avion et de hall d’aéroport un personnage arrive chargé de valises alors que deux autres s’en vont en emportant des sculptures de girafes. C’est là le résultat d’une lecture très superficielle.
2 – Une petite narration apparaît quand on met en relation les attributs des voyageurs.
Sous le panneau « Arrivals », le voyageur de gauche est probablement un africain, c’est ce que laissent supposer le dessin de ses lèvres et à moindre titre le dessin de ses yeux ronds ou encore son chapeau ou ses cheveux crépus.
Outre une valise, il transporte sur son caddy du matériel électronique de marque « Panasonic « et un gros appareil de stéréo. Sur le côté de la grosse boîte on peut lire les trois lettres « HRE » qui correspondent au codage IATA de l’aéroport d’Harare.
Selon un dispositif typique du genre de message mixte que constituent les cartes postales, le nom du pays figure en légende sous le caddy. Les signes hétérogènes de cette partie de la scène se lisent comme un texte figuratif. Un Zimbabwéen arrive à l’aéroport d’Harare, il a acheté à l’étranger (probablement en Occident) une grande quantité de matériel électronique, il sourit.
Le personnage central est un touriste blanc (ses cheveux lisses et le contexte nous permettent de l’interpréter en ce sens.) Il tient à la main une grande girafe en bois sculpté et peint ou pyrogravé comme on en trouve dans les échoppes réservées aux touristes. Il porte un sac à dos et il court. Au-dessus de lui un avion semble décoller.
À droite, une femme (aux cheveux longs) tient à la main un bâton orné, elle est proche d’une autre sculpture de girafe. Elle est statique et semble attendre sous le panneau « departures. »
A l’extrême droite, une sculpture de girafe porte à son cou une étiquette où sont inscrites les lettres « UK » pour United Kingdom.
Un touriste pressé ou en retard rejoint la zone de départ à destination du Royaume uni où attendent déjà des passagers chargés de souvenirs locaux.

3 – Un troisième processus interprétatif est accessible et dit avec humour et un peu d’ironie que cet aéroport est un carrefour où se croisent les flux commerciaux entre deux pays anciennement liés par le système colonial. D’une part la Rhodésie, ancienne colonie de l’empire britannique devenue Zimbabwe après la guerre de libération qui a pris fin en 1979. D’autre part, la Grande-Bretagne incarnée par des touristes anglais.

Le noir importe des produits électroniques manufacturés au Japon, les blancs exportent des « souvenirs » artisanaux stéréotypés.
Une lecture un peu plus hasardeuse permet de considérer que l’écran de télévision situé à l’extrême gauche et la girafe de l’extrême droite sont les emblèmes de ces nouvelles relations entre les deux pays.

4 – Une interprétation plus ironique, consisterait à lire cette carte comme une fresque sur la culture de masse, d’un côté les Africains importent d’Occident les produits technologiques de l’industrie des loisirs, tandis que les Européens emportés par le tourisme de masse viennent en Afrique chercher les succédanés du loisir naturel.

5 – Une interprétation encore plus générale conduit à considérer que cette scène est une allégorie dont les thèmes sont la mondialisation et la globalisation de la culture de masse représentées ici par les flux de marchandises et de services entre le Nord et le Sud.

Une totalité paradoxale

Si nous combinons les informations signifiantes des niveaux plastique, stylistique et iconique avec les informations du niveau narratif, nous assistons à l’émergence d’une sorte de paradoxe. Une partie du dispositif est constituée de signes porteurs de la primitivité, de la naturalité, de l’ingénuité et de l’authenticité conforme aux attentes projetées sur l’Afrique et les Africains, alors que l’autre partie tient un discours ironique sur les relations Nord – Sud entre un pays ex-colonisé et son ex colonisateur.

Environnement 1 : Informations collatérales

Quand on retourne la carte on découvre au dos le titre très redondant « Arrivals & departures », mais si on est particulièrement attentif on peut accéder à d’autres informations.
On peut notamment lire la mention « screen printed In Southern Africa by Deadly Dezigns Harare Zimbabwe ». Cette mention confirme notre hypothèse technique et complète ce que nous imaginions être le lieu de production.
Une autre mention précise « Printed on recycled or recyclable paper – acid free, dioxin free and biodegradable. » Sur ce point l’écart avec notre hypothèse n’est pas négligeable. Ce que nous avions interprété comme étant un papier naturel et sauvage est étiqueté dans un autre registre, celui de l’écologie. [+]
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Environnement 1 : Mini choc culturel

Ces informations provoquent un mini choc culturel. Selon nos critères d’occidentaux forgés par les systèmes d’éducation et les médias, la nature est pensée comme une affaire naturelle quand il s’agit de l’Afrique et comme une affaire d’écologie dans le monde occidental. Nos représentations occidentales sur l’Afrique ont fait écran. Nos interprétants et attentes étaient programmés sur le registre d’une Afrique rurale et préindustrielle qui ne pouvait avoir des préoccupations post-industrielles.

Ainsi réorganisés les signes prennent un nouveau sens. La démarche écologiste du papier s’accorde mieux avec l’allégorie ironique ou humoristique sur le post colonialisme, la culture et le tourisme de masse. Au passage, cette révision de l’interprétation enrichit notre connaissance géoculturelle en réclamant un changement (ou un déplacement) de nos catégories et valeurs sur l’Afrique.

Environnement 2 : L’éditeur

En remontant la piste des adresses affichées au dos du document et grâce aux moteurs de recherche d’Internet nous avons rapidement obtenu des informations sur l’éditeur. Ces informations ne constituent bien évidemment pas des données immédiatement accessibles à partir de la carte, mais elles font partie de l’environnement du document.

Deadly Dezigns est une petite entreprise privée spécialisée en papeterie et textile qui travaille dans le contexte du commerce équitable. Elle cherche à construire une image positive de l’Afrique en élaborant des stratégies innovatrices et en soutenant des projets sociaux et environnementaux. Elle travaille à partir de matériaux régionaux dont le design est élaboré par des artistes locaux s’inspirant de l’art traditionnel Africain, notamment Zoulou. [+]

Environnement 3 : L’auteur

Nos recherches sur le créateur de la carte ont ouvert une autre porte interprétative. Conformément à ce que nous avions lu du programme de Deadly Dezigns, nous avions imaginé que cette société avait demandé à une artiste locale d’illustrer l’un des thèmes de son programme social et environnemental.
Or l’artiste naïve que nous avions imaginé est en fait une graphiste anglaise, née à Portsmouth, UK, et ayant reçu une formation en art et environnement dans une université londonienne. C’est à l’occasion d’un long voyage en Afrique australe que Jane Shepherd s’est installée au Zimbabwe. [+] [+]
C’est au cours des dix années de son séjour à Harare, que Jane Shepherd a notamment travaillé pour Deadly Dezigns pour lequel elle a produit une quarantaine de créations. [+]

Environnement 3 : Mini-choc culturel

Ces informations sur l’origine et la carrière de Jane Shepherd ont à nouveau modifié en profondeur le contexte d’interprétation et le scénario interprétatif que nous avions élaboré. L’ingénuité et la naïveté de l’artiste locale cédaient la place à l’expertise et à la maîtrise des codes du designer aguerri. Le style « africain » glissait dans le stylisme et les signes à la mode. Le discours authentique cédait la place à la communication et à la propagande. Le local dérapait dans le global. Les valeurs de l’Afrique se convertissaient en la récupération de l’Afrique. L’ironie et l’humour post coloniaux Zimbabwéen se transformait en rhétorique post colonialiste britannique. La manipulation l’emportait sur la légitimité en laissant l’impression d’avoir été dupé. C’est l’ensemble de notre construction de l’authenticité qui était perturbé par cette découverte.

Environnement 3 : Jane Shepherd, son interprétation de l’image

« Mon activité de designer m’a conduite à réaliser diverses images pour le marché du tourisme du Zimbabwe. J’ai bien évidemment produit ma part d’éléphants, de femmes portant des objets sur la tête, et autres modèles de type africain, mais j’ai aussi essayé de travailler en dehors de ces clichés visuels. Dans ce but, j’ai observé mon environnement et je choisis des scènes qui pouvaient être traduites en graphiques simples, visuellement forts et faciles à dessiner (je ne suis pas très forte en dessin). Les récits devaient être compris par leurs destinataires. En fait, je faisais comme si je le savais et je sélectionnais les images en fonction de cette idée.
Par ailleurs, j’ai toujours été fascinée par l’espace culturel habité par les gens et par ce qui s’y produit lorsque les cultures se heurtent ou se croisent comme des bâteaux dans la nuit. La carte « Arrivals & Departures » est issue de l’observation amusée de touristes dans des salles d’embarquement du Zimbabwe ou d ‘Afrique du Sud . Ils transportent ces grandes girafes en bois achetées dans des magasins de souvenir ou auprès de petits vendeurs des bords de route. Ces girafes sont recherchées en raison de leur taille (elles ont de l’allure dans une entrée), elles sont légères et fortement stylisées conformément à l’idée que les occidentaux se font de l’esthétique africaine. Elles fonctionnent comme des signes de distinction – elles suggèrent des voyages originaux à l’étranger et manifestent l’esprit d’aventure de leurs propriétaires.

De même, les Zimbabwéens qui voyagent dans l’autre sens rapportent les objets occidentaux qui témoignent de leurs désirs. Ce sont des produits électroniques destinés à l’usage domestique ou parfois à la revente. Plus les marchandises importées sont chères et rares, plus elles sont désirables et plus la pression pour les rapporter est forte.
Dans cette scène, j’aime particulièrement le contraste qui oppose la production anonyme de masse aux objets individualisés et fait à la main. (Il est amusant de noter que les deux produits tendent à être détruits par des insectes. En Afrique, les produits électriques attirent des cancrelats et les fourmis qui colonisent leur intérieur, quant aux objets en bois rapportés en Europe, ils contiennent souvent des vers qui les rongent en laissant des petits tas de poussière de bois. Ce sont là les séquelles des « arrivées et départs ».)
La technique que j’ai utilisée est ici celle de la carte à gratter – on raye avec un outil pointu une surface noire sous laquelle persiste une surface blanche qui est ainsi mise à jour. Cette technique produit des zones noires et blanches qui ressemblent à l’impression en relief sur lino ou sur bois. Le travail de la main humaine y est très visible. Cela crée un simulacre et une illusion qui renvoient à la tradition de la gravure sur bois en noir et blanc qui est commune en Afrique australe. C’est évidemment à cette esthétique que j’ai fait référence.
Aujourd’hui, à la vitrine d’une agence immobilière britannique, j’ai vu une annonce pour un appartement à louer, sur une photo, on voyait deux girafes du Zimbabwe qui trônaient de chaque côté d’une cheminée. »

Décentrement

La réflexion sur l’authenticité de l’auteur et de son travail permet d’élargir le débat aux conceptions de la culture qui n’ont cessé d’alimenter les processus interprétatifs et les jugements de valeur de cette étude. [+]
Cette étude montre combien nos réactions se fondent sur des interprétants culturels archaïques et résistants, en contradiction avec d’autres régimes de croyances plus abstraits, plus ouverts et plus récents. Des régimes de croyances qui font partie de notre culture et que nous aurions pu mobiliser, mais qui, dans le contexte prégnant de l’Afrique, n’ont pas été prioritairement convoqués.

Identités culturelles

Une partie du désappointement (et du désenchantement) que nous avons ressenti en découvrant que Jane Shepherd était anglaise, provient du fait qu’il nous a semblé que non seulement elle usurpait des traits culturels étrangers à sa culture, mais qu’elle le faisait en abandonnant (trahissant) ses propres caractéristiques culturelles.

Pureté culturelle et communitarisme

Cette « révélation » de l’un des fondements de nos préjugés, permet de mettre en lumière une des composantes sous jacente à l’idée d’authenticité qu’est la « pureté culturelle ».
Cette conception confine l’individu dans son territoire et son héritage culturel, limite sa mobilité culturelle, et contrarie la possibilité du développement d’une personnalité mobile, flexible, changeante, mosaïque et plurielle.
C’est ce jeu avec l’impureté culturelle attribuée à Jane Shepherd qui nous a troublé.

Cohérence de la personnalité

Notre réaction supposait une sorte de cohérence de la personnalité. Elle s’appuie sur la croyance que la personnalité doit être en accord (ou en continuité) avec son patrimoine et doit tendre vers la cohérence culturelle.
A l’opposé, il est possible d’adhérer à l’idée que la complexité et la richesse de la personnalité résident dans sa capacité à accepter ses incohérences et à exploiter et gérer ses contradictions.

Sens de la civilisation

Sur ce point l’asymétrie est flagrante. Tout fonctionne comme s’il y avait obligation de conservation de l’authenticité pour les Africains tant qu’ils sont en Afrique, levée de cette obligation dès qu’ils arrivent en « Occident » et, dans tous les cas et où qu’ils soient, une dispense générale pour les blancs. ‘intégration est non seulement conçue comme un phénomène asymétrique et à sens unique, mais aussi hégémonique dans la mesure où c’est l’Occident civilisateur qui en dicte le sens.

Inégalité face au changement de culture

Les systèmes de représentations, de croyances et d’habitudes alimentent et se nourrissent des métaphores spatiales et temporelles sous jacentes. L’Afrique y est associée aux origines, à la tradition et à la stabilité (voire à la stagnation) alors que l’Occident est associé au changement, au progrès, à la modernité et à l’avenir.

Afrique sanctuaire

Ces métaphores contribuent à l’élaboration d’une géographie culturelle où l’Afrique occupe une place à part dans les mythes occidentaux y compris actuels. N’est-elle pas régulièrement présentée comme le berceau de l’humanité, l’éden, la terre vierge, le conservatoire des traditions, le sanctuaire de l’authenticité, la source à laquelle il faut retourner, la mère des cultures, l’origine des énergies, etc.

Réhabilitation et conclusion

La tentation est grande de prendre le contre-pied de tous ces préjugés et d’adhérer aux tendances actuelles. Toutefois nous préférons adopter une position plus modeste, plus relativiste et certainement plus réaliste.
C’est ainsi que nous reformulons nos hypothèses interprétatives en supposant que la carte de Jane Shepherd et son environnement de production, de diffusion et d’interprétation, résultent des luttes, des conflits, des contradictions et des résistances culturelles et sociales.
Dans ce monde complexe et contradictoire, les définitions de l’identité culturelle oscillent entre des versions ouvertes et fermées ; l’idée de la pureté culturelle hésite entre appauvrissement et enrichissement ; la personnalité se cherche et se défait à chaque rencontre ; La critique lucide des hégémonies et des impérialismes symboliques et matériels, s’altère dans les complicités de la vie.
Finalement, l’étude de cette petite carte a entre-ouvert un univers d’altérité que son titre « arrivals & departures » éclaire soudain d’un jour nouveau.

Objets d’étude

Cette étude s’intéresse à la fois aux objets de la culture populaire et de la culture de masse, mais aussi aux interprétants culturels qui témoignent des hiérarchies entre les cultures, des conceptions de l’autre, et des rapports de pouvoir symboliques.

Enquête.

Cette étude fonctionne comme une enquête à rebondissement.
L’analyste étudie son exploration des sources d’informations, sa découverte des informations contradictoires et les changements d’interprétations qu’elles provoquent.
Les représentations qui émergent à mesure que la découverte s’approfondie, diverge et se complexifie, font l’objet d’une étude parallèle qui interroge les valeurs et conceptions idéologiques de l’analyste.
L’un des objectifs assignés à cette étude est de mettre en lumière les habitudes et préjugés idéologiques qui constituent le bagage culturel complexe et contradictoire de l’analyste et au-delà des analystes dont il n’est qu’un représentant.
L’exercice n’est pas simple car il implique une étude critique de ses propres croyances, routines et faiblesses. Ceci réclame donc à la fois de la lucidité et de la modestie.

Sémiotique personnalisée

En s’exposant soi-même à l’étude on découvre de l’intérieur ses propres préjugés, ses parcours stéréotypés, contradictoires, paradoxaux ou erratiques. En évitant de les projeter sur les autres, on gagne en compréhension des processus, ce que l’on perd en distance, en neutralité et en généralisation.
Prolongement de l’enquête
Une telle étude mériterait une seconde étape. A cette occasion, l’enquête serait étendue à un plus grand nombre de personnes, ce qui permettrait de comparer les parcours interprétatifs des uns et des autres en fonction de différentes variables telles que l’âge, le sexe, l’origine sociale et culturelle, etc. Cette enquête permettrait d’obtenir une compréhension plus générale.

Étude

L’image que nous étudions ici est une carte postale.

Elle nous a séduit sur plusieurs plans que nous exposons en respectant l’ordre de leur apparition. Certains plans sont apparus presque simultanément, mais, pour les besoins de l’exposé, ils sont présentés successivement.
Le « langage des mains » fait partie des objets qu’étudie la communication non verbale. De manière étroite, elle fait partie des systèmes de signes qui sont régis par un code fixe et figé (par exemple le langage des sourds-muets). De manière plus générale, elle relève du vaste ensemble des codes que la société imprime à notre comportement. Le langage des mains est un code socialement acquis et historiquement variable (le même geste peut avoir des significations très différents à divers moments et à divers endroits).
Jan Bremmer & Herman Roodenburg (éds). A Cultural History of Gesture : From Antiquity to the Present Day, Londres : Polity Press, 1993.

Professeur de sémiotique et de méthodologies de la recherche à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne à Paris, France. Il est aussi Enseignant Chercheur invité au Brésil, en Corée, en Tunisie, au Liban. Il est Directeur de l’Ecole doctorale Arts Plastique, Esthétique et Sciences de l’Art et Directeur Exécutif de l’Institut ACTE UMR 8218 (Arts-Créations-Théorie-Esthétiques) et il dirige le département de Culture et Communication à la faculté des arts et sciences de l’art (UFR 04) Ses recherches récentes concernent la sémiotique pragmatique et cognitive ainsi que la sémiotique systémique appliquées à la culture visuelle, numérique et matérielle. Il est l’auteur d’un peu plus de 200 livres, chapitres de livres et articles scientifiques publiés en différentes langues. En Mars 2012, Bernard Darras a reçu the International Ziegfeld Award à New York.
Voir la publication de la Sorbonne

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