La durée poignardée par René Magritte Londres, 1938, Huile sur toile,
147 x 98,7 (cm),
Chicago, Art Institute, ADAGP tous droits réservés.

La durée Poignardée – Esthétique

analyse par Jean-Pierre Sag

La durée Poignardée – Esthétique par Jean-Pierre Sag

Une approche psychanalytique de La Durée poignardée (1938) de René Magritte

Le point de vue psychanalytique sur l’art et l’image est souvent affecté d’un fort coefficient de rejet. Cette défiance de principe tient probablement au fait que la psychanalyse explore les profondeurs infantiles et cachées de la vie libidinale. Or, l’évocation de l’inconscient sexuel induit presque inévitablement résistance, attitude défensive, régressive ou projective. Les interprétations psychanalytiques, trop attendues, trop systématiquement orientées, sont volontiers raillées, caricaturées. Parfois, c’est le psychanalyste lui-même qui conteste le bien fondé d’une psychanalyse de l’œuvre : a-t-on jamais vu un tableau s’allonger sur un divan et se livrer à la libre association ? Magritte quant à lui était franchement hostile à l’approche psychanalytique. L’art, à ses yeux, devait rester sans pourquoi et préserver son « mystère ». En savoir plus

S’engager dans l’étude psychanalytique d’un tableau de Magritte, c’est donc à la fois soutenir la thèse de la possibilité de la psychanalyse de l’œuvre et en affirmer l’indépendance par rapport aux volontés, désirs, conscients ou inconscients de l’artiste. La longue tradition critique qui associe l’homme et l’œuvre se trouve ainsi congédiée. C’est l’œuvre accomplie, et elle seule, dans son autonomie, dans sa présence formelle, chromatique, picturale, iconographique, scénographique, qui est à prendre en considération. Dans la perspective psychanalytique, une image peinte, au même titre qu’un lapsus, est à prendre à la lettre, indépendamment des intentions du peintre En savoir plus . Dès lors, ce sont l’observation et la description qui constituent la base de l’analyse. Ce travail de l’œil qui mobilise affects, pensées et mots constitue de fait le tronc commun de toute analyse d’image, psychanalytique ou pas. « D’ailleurs, note Freud, il n’arrive pas souvent à la psychanalyse de contester ce qui est affirmé par d’autres », mais il ajoute aussitôt avec malice : « généralement, elle ne fait qu’y ajouter du nouveau, et, à l’occasion, il se trouve que ce qui avait été omis et ajouté par elle constitue précisément l’essentiel » Bibliographie. Il va de soi que l’œil est diversement instruit, et le regard psychanalytique suppose une certaine formation, un habitus théorique spécifique. Mais, au départ, ce savoir théorique devrait pouvoir être suspendu. Ce n’est qu’au moment où l’on ne voit pas, où l’on ne voit plus ce que l’on croyait voir Bibliographie, où l’évidence vacille, que la connaissance théorique peut éventuellement aider à voir ce que l’on n’avait pas vu derrière les séductions du trop visible.

Le trop visible, dans La Durée poignardée, c’est l’énigmatique locomotive, lancée à toute vapeur, qui surgit du fond de la cheminée tout en restant immobile. Ce qui ensuite nous saute aux yeux, presque aussitôt, malgré nous, c’est le scénario plus qu’évident de l’harmonie préétablie entre la cavité de la cheminée et le cylindre phallique de la locomotive. C’est à la fois trivial, enfantin, et lassant ; ce n’est pas exactement le jeu du train et de la gare, que Mélanie Klein Bibliographie a rendu célèbre, ni celui du papa et de la maman, cher aux enfants – encore que ce ne soit pas à exclure, comme nous le verrons –, mais une de ses variantes : le jeu de la locomotive et de la cheminée. Sans ce surgissement incongru de la machine à vapeur, le tableau relèverait de la banalité tranquille et se réduirait à une vue sur un appartement, plus exactement à une vue sur un fragment d’appartement, un peu vide pour un appartement bourgeois de la fin des années trente, un peu désaffecté, et où la soustraction de la présence humaine pourrait générer un léger malaise, une appréhension indéterminée, semblable à ce que l’on ressent face à certaines toiles de De Chirico où les perspectives sont désertées et les espaces inhabités.

Dans le tableau de Magritte, tout est pourtant sage comme une image, trop sage peut-être. Les couleurs sont unies, sans éclat. Le petit pan de mur, en haut à droite, le cadre du miroir, le rectangle de boiserie, le triangle veiné du plancher, développent une gamme de jaune, beige, noisette, brun, alors que la partie centrale se concentre autour du noir et blanc de la pendule, de la cheminée et des ombres, à peine nuancé par le gris bleu vert du manteau du foyer. D’infimes détails viendraient cependant troubler la tonalité objective ou photographique de la représentation : l’heure indiquée par la pendule est indécidable, la petite aiguille et la grande ayant la même taille ; le miroir reflète bien un chandelier et le dos de la pendule, mais il ne reflète rien d’autre, comme si sa fonction était uniquement picturale et nullement optique. Certes, l’espace respecte la profondeur de la perspective, mais l’anomalie du reflet du miroir est troublante comme l’est l’impossibilité de lire l’heure. Peut-être faudrait-il ajouter une légère discordance visuelle entre les deux « tableaux » dans le tableau, constitués par le cadre du miroir et par l’encadrement de la cheminée, et dont les dynamiques fonctionnent en sens inverse : la locomotive avance dans la pièce alors que la pendule recule en s’enfonçant dans le miroir. Les coordonnées spatio-temporelles, en dépit des apparences, sont donc imperceptiblement flottantes. De nombreux observateurs ressentent spontanément cette image comme inquiétante. Mais cette inquiétante étrangeté En savoir plus Bibliographie est comme recouverte par l’élément visuel perturbateur majeur qui est cette locomotive suspendue dans le vide. Elle serait posée sur le parquet, sans son panache de fumée et à une échelle un peu plus réduite, on pourrait voir là une pièce de train électrique apportée au pied de la cheminée par quelque bienveillant Père Noël. Mais ce n’est pas le cas. Il s’agit bien de la reproduction miniaturisée d’une locomotive en pleine activité, d’où l’impression onirique et fantastique de la scène. Seuls les rêves ou les fantasmes nous offrent de telles visions.

Ainsi, comme dans un rêve, une substitution s’opère où une locomotive vient prendre la place du poêle ou de l’appareil de chauffage qui devrait s’y trouver. Le chauffage à charbon comme la locomotive à vapeur produisent de la fumée, mais dans des espaces distincts : espace intérieur de la maison pour le premier, espace extérieur du voyage pour la seconde. Cette confusion des frontières entre extérieur et intérieur est bel et bien propre à l’imaginaire du rêve et de l’inconscient.

Nous avons déjà évoqué l’absence de présence humaine et le vide relatif de la pièce. Ces indices nous mettent sur la voie d’autres manques, caractéristiques d’une représentation de la castration : les chandeliers sont sans bougies et sans flammes, l’âtre, propre et net, est sans feu. De plus, le miroir, comme nous l’avons déjà noté, à l’exception de l’horloge et d’un bougeoir, est sans reflet et semble aveugle En savoir plus . Enfin, la plupart des éléments qui constituent le fond du tableau apparaissent amputés par le cadrage : miroir décapité, murs et plancher découpés.

L’exhibition surprenante, pour ne pas dire impudique, de la machine à vapeur vient à point nommé contrebalancer toutes ces marques de castration. Ce jeu de compensation mérite d’être souligné car il a valeur de méthode en psychanalyse. En effet, tout excès d’affirmation phallique est en général motivé par la nécessité d’apaiser une angoisse de castration. L’excès vient suppléer au manque. Dans les jeux figuratifs et les spatialisations picturales, la dialectique du « trop » et du « trop peu » apparaît souvent particulièrement éclairante. Par exemple, l’excessive blancheur de la nappe du Festin d’Hérode de Lucas Cranach recouvre, comme l’a montré Murielle Gagnebin, des émois beaucoup moins immaculés Bibliographie. La surabondance des serpents phalliques autour de la tête de Méduse, analysée par Freud dans sa célèbre étude, signe « un effroi de castration » Bibliographie. L’hypertrophie de la queue des loups dans le rêve de l’Homme aux Loups est la marque d’un même désarroi Bibliographie. La surenchère phallique – le tableau de Magritte en est une illustration – est donc, contrairement à l’opinion commune, l’expression quasi mécanique de son inverse, c’est-à-dire de l’angoisse de castration. La modalité phallique n’a en fait aucune positivité, elle ne fait que conjurer, sur un mode fantasmatique, la peur du manque, de la perte, de l’insuffisance, de l’amputation, du handicap, de la blessure…

Le titre du tableau, que nous n’invoquons qu’accessoirement, car c’est un élément parapictural, serait là pour confirmer l’inscription de l’image dans le registre de la blessure, de l’interruption et, en définitive, de la castration. Il importe de rappeler que cette problématique du phallique-castré, repérée dans le tableau de Magritte, ne vise évidemment pas l’artiste. L’étude psychanalytique du psychisme du créateur engagerait un tout autre projet, fondé sur les données biographiques et leurs éventuelles incidences sur la production du peintre Bibliographie. À l’opposé de la démarche psychobiographique, Murielle Gagnebin va jusqu’à soutenir que, dans la psychanalyse de l’œuvre, c’est le tableau lui-même qui est à traiter comme un véritable sujet psychique Bibliographie.

Il faut préciser que dans La Durée poignardée, l’affirmation phallique se décline sur le mode de l’érection pure, c’est-à-dire détachée du corps, la locomotive se tenant en suspension dans l’espace de la pièce, en dehors de tout support ou véritable système d’attache ; l’arrière de la machine à vapeur est certes accolé au manteau de la cheminée, mais n’y est pas scellé. De nombreux tableaux, tout au long de la carrière de Magritte, ont mis en scène de telles érections magiques : La Voix des vents, 1928 (où ce sont trois grelots géants qui stationnent dans l’atmosphère), La Légende dorée, 1958 (où ce sont neuf baguettes de pain qui se tiennent en apesanteur, en une sorte de multiplication des pains-phallus), L’ami intime, 1958 (où c’est encore un pain accompagné d’un verre, qui tient comme par enchantement dans le dos d’un personnage), Le Château des Pyrénées, 1959 (où c’est une immense roche surmontée d’un château qui tient par miracle dans le ciel), ou encore La Bonne foi, 1964-1965 (où c’est une pipe qui est suspendue devant le nez d’un personnage). À propos des Ambassadeurs d’Holbein, Lacan, s’interrogeant sur « cet objet étrange, suspendu, oblique, au premier plan en avant des deux personnages », évoque à la fois le fantasme du phallus volant En savoir plus et l’effet d’érection dû au déploiement de l’anamorphose Bibliographie. Il serait tout à fait possible de rapporter les variations d’échelle, dont Magritte joue abondamment, à un effet d’érection comparable : le plus grand pouvant devenir le plus petit, comme c’est le cas pour la locomotive dans La Durée poignardée, et le plus petit pouvant devenir plus grand comme c’est le cas, par exemple, pour la rose géante du Tombeau des lutteurs (1960) ou pour l’énorme pomme de La Chambre d’écoute (1958) En savoir plus . La problématique de l’érection était suffisamment prégnante chez Magritte pour qu’il puisse terminer certaines de ses lettres par « À bientôt j’espère et bonnes érections » Bibliographie. Ce détail biographique n’a évidemment qu’une valeur annexe dans le cadre de la psychanalyse de l’œuvre ; il est cependant à resituer dans l’idéal priapique d’une culture marquée par l’obsession phallique.

Sans solliciter outre mesure les éléments iconographiques, il ne serait pas impossible d’assimiler la fumée blanche de la locomotive à un jet de liquide séminal, ce qui permettrait alors d’imaginer la détumescence consécutive. Une photo d’un accident de train survenu le 22 octobre 1895, en gare Montparnasse, citée par Pierre Fresnault-Deruelle, dans son article sur La Durée poignardée Bibliographie, pourrait en quelque sorte représenter la suite, le « pendant », ou la vérité annoncée du tableau de Magritte. Une autre œuvre de l’artiste lui-même pourrait, sinon confirmer, du moins renforcer cette hypothèse : c’est La Folle du logis, où une bougie « en activité », c’est-à-dire munie de sa flamme, est plantée dans un nid contenant deux gros œufs de part et d’autre de la base de la chandelle érigée. Là encore le destin de la cire est de couler et de fondre jusqu’à son extinction, après avoir éventuellement fécondé au passage le troisième œuf tapi, ou ovulant, au fond du réceptacle.

Une description instruite par quelques données de la théorie psychanalytique de la sexualité permet donc de parvenir à une certaine intelligibilité interprétative. Mais il peut arriver que le savoir convenu, préconçu, fasse écran, malgré soi, à l’image vue. Et c’est ce qui pourrait bien marquer cette première étape de notre analyse. Car un examen un peu plus attentif du dispositif d’emboîtement de la cheminée et de la locomotive nous oblige à récuser l’évidence de la métaphore de la relation sexuelle : en effet, la machine à vapeur ne se retire nullement de la cheminée après l’avoir pénétrée, elle en sort, la direction de la fumée ne laissant planer aucun doute à ce sujet. En ce moment de perturbation de la cohérence interprétative, c’est encore à la théorie analytique qu’il convient d’avoir recours pour sortir d’embarras. « Un peu de théorie éloigne du réel, beaucoup y ramène », aimait à répéter Gaston Bachelard.

Pour Freud, le petit garçon fixé au stade phallique développerait une théorie sexuelle lui permettant de conjurer une angoisse de castration décuplée par la découverte de la différence des sexes. Plutôt que d’affronter et d’élaborer psychiquement l’absence de pénis de l’autre sexe, l’enfant attribuerait de manière hallucinatoire un membre viril à la femme (la mère, la sœur…). L’hallucination ou le délire est un moyen, habituel chez le psychotique mais aussi, en certaines circonstances, chez l’enfant, pour remédier à une angoisse intolérable et catastrophique. L’hallucination du « phallus de la mère » serait même pour Freud à l’origine du comportement fétichiste, le fétiche métaphorisant précisément, par un effet de déplacement, le phallus féminin. Le surgissement de la locomotive du fond de la cavité de la cheminée ne procéderait-il pas du même fonctionnement et ne pourrait-il pas représenter ici le phallus maternel Bibliographie ? Et cette exhibition, qui renverrait à d’obscurs conflits infantiles, ne pourrait-elle pas être en partie à l’origine du trouble et de l’inquiétude éprouvés par maints spectateurs du tableau ? Le cadrage de l’image, avec la coupe du plancher au premier plan, assigne d’ailleurs au spectateur une place dans le tableau, dans le prolongement virtuel du plancher. L’effraction ne viserait donc pas le tablier de la cheminée, lequel n’est ni forcé, ni endommagé, mais bien l’espace où nous nous trouvons en tant qu’observateur. Un jeu complexe de défauts et d’excès, de déceptions et de surprises, viendrait alors organiser la réception du spectateur : l’œil ne verrait pas ce qu’il s’attendait à voir dans le miroir (les reflets de la pièce), ou dans l’âtre (un feu), mais il verrait ce qu’il ne s’attendait pas à voir, tout au moins consciemment : le surgissement phallique de la locomotive, sur le modèle du diable à ressort qui sort inopinément de sa boîte.

Bien d’autres hypothèses interprétatives pourraient sans doute être lancées (interprétations relevant du registre anal, en rapport avec le conduit excréteur de la cheminée, ou en rapport avec l’équivalence canonique, au demeurant discutable, fèces-bébé-cadeau, ou encore en rapport avec une érection par étayage anal, sans oublier l’interprétation qui consisterait tout simplement à inverser la direction du train – l’inversion étant une opération commune de l’inconscient – et à lire, dans la scène du tout petit engin phallique ne comblant pas la large ouverture maternelle, un fantasme incestueux classique…). Mais seules celles s’appuyant sur les indices visuels avérés peuvent être retenues. Faute d’un ancrage suffisant de l’interprétation dans le visible, le risque est de glisser dans une improvisation projective. Les libres associations subjectives du commentateur ne peuvent pas fonder une interprétation psychanalytique. Les envolées lyriques de Diderot sur certains tableaux cités dans ses Salons sont souvent étonnantes, dépaysantes ; elles valent en tant que formulation de ses états d’âme, mais non en tant qu’analyse Bibliographie. L’invention romanesque de Françoise Sagan, La Maison de Raquel Vega, à partir d’une œuvre de Botero Bibliographie est une fantaisie littéraire pleine d’ingéniosité, mais ne prétend pas être un ouvrage d’analyse. Certaines propositions interprétatives de commentateurs de tableaux, non figuratifs ou peu figuratifs, peuvent apparaître inventives, suggestives, mais restent marquées par la subjectivité projective, l’image jouant en quelque sorte le rôle d’une planche de test projectif de Rorschach ou de T.A.T. L’étude psychanalytique d’une image peinte n’est pas censée déployer une telle activité associative. De même que l’interprétation d’un rêve s’élabore à partir des libres associations du rêveur, l’interprétation psychanalytique d’un tableau doit s’en tenir aux associations effectives des différents éléments visuels. Mais, là encore, la théorie psychanalytique peut aider, sinon à percevoir, du moins à donner sens à ces associations iconographiques. Il en est ainsi, semble-t-il, de l’association des deux éléments « cheminée d’appartement » et « locomotive à vapeur en pleine activité », qui, en dépit des jeux de substitution évoqués plus haut relèvent d’univers disjoints. Magritte affectionnait tout particulièrement cette connexion d’éléments incongrus. Ces rencontres chocs qui réunissent jour et nuit, paysages et objets de la vie quotidienne, verre et nuage, trombone et feu, visage et fruit, visage et oiseau, animaux sauvages et espaces citadins, automobile et cheval superposés, chose et mot décalés, suggèrent, comme le souligne Daniel Abadie, un « ordre mystérieux », mais qui, selon Magritte, interdirait « à la pensée de se satisfaire des interrogations que l’on pourrait poser et des réponses que l’on pourrait leur trouver » Bibliographie. La mise en scène de l’énigme n’appellerait donc aucun décryptage, aucune explication, aucune résolution d’ordre intellectuel ou même affectif. L’énigme serait vouée à un infini déploiement que la moindre tentative d’interprétation annihilerait…

… Combien de choses restent en effet définitivement énigmatiques et mystérieuses pour le psychisme de l’enfant ! L’inintelligible déborde sans cesse sa capacité de compréhension, d’où les effets d’effraction inévitables, dont certains sont formateurs et d’autres traumatiques. Les surexcitations du monde sont impossibles à anticiper, elles surgissent toujours trop tôt malgré tous les pare-excitations pour l’être prématuré que nous avons été et que nous continuons sourdement à être. Et c’est peut-être autour de ces réminiscences que rôde l’œuvre de Magritte. Plus précisément, la rencontre improbable, de « la machine à vapeur » et de « la cheminée », comme celle de la fameuse « machine à coudre » et de « la table d’opération », ou comme tous les rapprochements inouïs opérés par la peinture et par la poésie, ne pourraient-ils pas faire écho à ce que Freud nommait « scène originaire » Bibliographie et qui correspond au fantasme inconscient, plus ou moins facile à assumer, du rapport sexuel de nos parents ? Ne serait-ce pas à ce foyer fantasmatique que viendrait s’aveugler notre œil d’amateur d’images ?

Commentant il y a quelques années une performance qui nous avait fait assister à l’agonie d’une rose blanche, brûlée vive au son du Requiem de Mozart, et qui avait plongé le public dans un étonnant état d’attraction hypnotique, l’idée m’était venue qu’était en jeu dans cette fascination énigmatique quelque chose de l’attraction inconsciente pour la scène originaire. Bibliographie Nous redevenions pour quelques minutes des enfants fascinés par le spectacle de la relation intime entre deux éléments que nous n’aurions jamais imaginés pouvoir être ensemble sur ce mode. L’image de la fleur et du feu nous renvoyait à cet inimaginable qui hante notre inconscient et que Freud et ses successeurs ont considéré comme un fantasme originaire absolument indispensable à la structuration de notre psychisme. En savoir plus

Ce ne serait donc pas seulement la configuration spatiale de la locomotive par rapport à la cheminée qui ferait sens sexuel, psychiquement parlant et qui nous ramènerait au jeu du papa et de la maman, mais l’incongruité de la simple rencontre des deux objets.

Dans la réception esthétique, certains affects ont valeur de messages codés de sorte que, chaque fois qu’une image déclenche chez le spectateur un sentiment un peu étrange, une émotion un peu énigmatique, une perturbation un peu difficile à définir, on peut se dire que quelque chose d’un processus inconscient, présent dans l’œuvre, travaille notre réception. Ce que ressent l’observateur devient alors un outil révélateur, un « réactif particulier » (comme on le dit par exemple du tournesol en chimie), de l’activation par l’image d’une structure libidinale inconsciente. Il s’agit d’un phénomène comparable au message que reçoit le psychanalyste lorsqu’il éprouve une contre attitude transférentielle à l’égard de tel ou tel patient et tout particulièrement à l’égard de patients psychotiques. Nous ressentons en nous-mêmes, de manière provisoirement non nommable, un effet de vérité qui vient de l’autre et qui nous ouvre à sa vérité. C’est en ce sens, semble-t-il, que la thèse audacieuse de Murielle Gagnebin, selon laquelle il faut considérer le tableau comme un sujet psychique, prend toute sa pertinence. Dans le vocabulaire de René Magritte, et inversant complètement ses conclusions, on devrait dire que c’est la sensation de « mystère » elle-même qui constitue, paradoxalement, l’outil privilégié d’investigation de l’image.

Au terme de cette étude, qui pourrait être poursuivie à la manière de l’approfondissement interprétatif d’un rêve, il convient d’apporter un certain nombre d’éléments méthodologiques. Tout d’abord, il va de soi qu’une formation est nécessaire à l’approche psychanalytique d’une œuvre. Comme le dit Pierre Francastel, « on ne voit bien que ce que l’on connaît ». Mais, inversement, ce que l’on connaît trop ou ce que l’on croit trop bien connaître peut faire écran à l’inédit et à l’événement visible. Ainsi ce n’est pas ce que l’on croit voir immédiatement dans La Durée poignardée, l’imbrication du train dans la cheminée, qui se donne comme rapport sexuel, mais l’incongruité du rapprochement des deux éléments iconographiques. Deuxièmement, une étude psychanalytique d’une œuvre se réduit-elle à une application d’un savoir sur un « cas » ? À cette question, il faut répondre par la négative. L’interprétation ne se déduit pas d’un savoir théorique préalable. L’inspiration interprétative s’enracine dans une implication esthétique, sensible, affective, intellectuelle aussi. Un état d’esprit de disponibilité, d’hospitalité à l’image est requis, et les forces libidinales inconscientes du récepteur sont mises à contribution : dimension orale de la fusion avec l’œuvre ; dimension anale phallique de la maîtrise érudite ou du désir de boucher les trous de son ignorance par rapport à l’œuvre ; enfin, créativité génitale se déployant dans la temporalité de l’écriture. Dans ce dernier cas, l’image appelle un élan d’écriture. C’est cette créativité littéraire qui anime les meilleures réussites critiques. Les ouvrages psychanalytiques de Murielle Gagnebin sur les œuvres plastiques ou cinématographiques, les livres plus historiques, mais toujours sensibles aux jeux du sexuel de Daniel Arasse, les textes plus sémiologiques de Pierre Fresnault-Deruelle, ou encore les explorations quasi spéléologiques du visible et du langage de Jean Lancri Bibliographie témoignent de ce supplément d’art sans lequel les analyses resteraient des formules scientifiques désaffectées.

L’outillage conceptuel freudien de base est certes indispensable, mais une fois cet outillage acquis, l’analyse psychanalytique de l’image ne se distingue pas radicalement d’autres types d’analyse, si ce n’est peut-être par une conscience un peu plus singulière du rôle du désir dans le regard, dans le maniement de la théorie, dans l’imagination interprétative et dans le labeur d’écriture. Enfin, tout comme pour la cure psychanalytique où la question de l’indication thérapeutique est essentielle, la question du choix de l’image à analyser est déterminante, toute œuvre ne présentant pas le même degré d’affinité avec l’approche psychanalytique.

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Jean-Pierre SAG est Maître de conférences honoraire à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne à Paris, France, où il a enseigné l’esthétique, la psychanalyse de l’art et la pratique de la performance. Il est Ex-membre de la 18e section du CNU (Conseil National des Universités). Ses recherches portent sur la psychanalyse de l’œuvre, la psychanalyse de la création et la psychanalyse de la réception esthétique, ainsi que sur la performance qu’il pratique notamment en France et en Italie. Il a publié de nombreux articles dans la Revue d’Esthétique, dans la revue Recherches poïétiques, dans les Séminaires Interart de Paris, L’Université des arts (Klincksieck), dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre (Bordas, dernière édition 2008), dans le Dictionnaire universel des créatrices (éditions des Femmes-Antoinette Fouque, 2013).
Voir la publication de la Sorbonne

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