par Gisèle Grammare, 2001,fresque, 250x250 cm, collection personnelle de l'artiste,
Gisèle Grammare tous droits réservés.

Le ciel de la peinture

analyse par Gisèle Grammare

Pour aborder l’analyse du polyptyque Farnésine rouge, je vais opérer un détour. Je suis intéressée par l’espace de représentation des Vierges à l’Enfant de la Renaissance. L’observation que j’en ai faite croise ce qu’écrit Jean-Luc Nancy dans « l’image – le distinct ».

Je me demande si la peinture peut être aussi appréhendée en tant qu’image, quand il s’agit d’une peinture abstraite comme la mienne.Selon Littré : « l’image est ce qui imite, ce qui ressemble ». La peinture est d’abord l’expression d’un artiste alors que l’image peut être sans auteur. Jean-Luc Nancy dit : « L’image toujours vient du ciel […] ».

Je signale une analogie entre le dispositif plastique commun à plusieurs représentations de « Vierges à l’Enfant » et l’origine de l’Image établie par Jean-Luc Nancy. J’invite le spectateur à considérer l’œuvre à partir du fond.

Dans plusieurs représentations de Vierge à l’Enfant, on trouve symétriquement à gauche et à droite soit une portion de paysage, soit le ciel seul. Devant un grand dais de tissu suspendu, se tiennent la Vierge et l’Enfant. « L’image toujours vient du ciel, écrit Jean-Luc Nancy, -non pas des cieux, qui sont religieux, mais des ciels, terme propre à la peinture […] ». Il poursuit en citant le récit sumérien et akkadien de la création : « Quand le Ciel eut été séparé de la Terre – jusque-là solidement tenus ensemble – Et que les déesses mères furent apparues ».

Si pour Jean-Luc Nancy l’image est le distinct, elle ne peut apparaître qu’avec la naissance de la distinction entre les éléments, entre Ciel et Terre. Ainsi vient la possibilité d’un espace de représentation. Cet écran sera le support de l’expression dessinée, peinte, écrite. Je fais mien ce principe : « L’image toujours vient du ciel » – en considérant que la peinture est le Ciel du monde. Quelles traces de cette conjonction, entre mythe et épiphanie retrouve-t-on dans les représentations picturales ?

Giovanni Bellini montre parfois la Vierge à mi-corps, avec le dais central de tissu situé à l’arrière. « La Vierge à l’Enfant » de Bergame, à l’Académie Carrara, correspond aux descriptions déjà citées. Au fond, un paysage surmonté d’un ciel se développe caché au centre par le passage du dais de tissu. Sans origine, ce tissu tombe du ciel.

Dans « La Vierge aux arbustes », le même parti pris s’affirme. Le dais de peinture se dresse parallèle au ciel. On peut interpréter cette draperie suspendue comme l’image même de la peinture remplaçant le ciel. Ce tissu figure le ciel, c’est sa fonction dans le tableau. Il est en premier lieu surface traitée très picturalement en couleur et en matière.
Pour accéder à l’analyse de « Farnésine rouge », j’envisage plusieurs entrées. D’abord s’appuyer sur une méthode, qui faisant venir « l’image du ciel », part du fond. Je ne suis pas certaine que les reproductions permettent au spectateur de distinguer un « fond ». « Farnésine rouge » est un polyptyque, dont un sous-ensemble de six pièces mesure 250 X 250 cm.

Je vois dans plusieurs représentations de « Vierge à l’Enfant » une composition symétrique apparentée au principe du polyptyque. En présentant une synthèse réduite à un seul tableau divisé en trois parties par portions verticales, il s’agit d’un triptyque d’une seule pièce.
Travaillant par panneaux assemblés, j’ai été sensible au fait qu’une œuvre ancienne puisse relever de l’assemblage. Polyptyque signifie : plusieurs plis. Dans l’antiquité selon Littré il désigne « les tablettes à la cire composées de plus de deux lames ou feuillets repliables ».

L’ensemble « Farnésine rouge » est inspiré de la peinture romaine antique. La maison antique trouvée à Rome sous la Farnésine de la Renaissance se nomme aussi Farnésine. Ses ensembles picturaux sont conservés au Musée National romain. Ce décor peint à fresque date de 19 av. J.C. Farnésine rouge s’inspire du Cubiculum rouge (chambre rouge).

Dans la peinture romaine antique l’occupation de la paroi murale est totale. Il existe un cloisonnement sur un mode polyptyque qui rythme l’espace du mur. Il y a des parties hautes et d’autres basses en longueur dite prédelles.

La séparation entre les panneaux, à la Farnésine, s’effectue au moyen de colonnettes étirées et de bandes décoratives blanches. J’ai adapté ce principe « d’encadrement » des panneaux en les faisant encadrer d’une baguette blanche assez épaisse. Cette méthode a permis un assemblage précis qui rappelle les séparations de stuc. Le principe du « polyptyque » trouve un écho à l’intérieur de l’espace pictural. J’avais constaté le fait dans les représentations de Vierge à l’Enfant, même dans un tableau unique, avec la présence du dais de tissu suspendu que je qualifie de « panneau de peinture » à l’intérieur du tableau. Les panneaux de Farnésine rouge possèdent une structure interne qui a subi cette influence. J’ai divisé le champ coloré de chaque panneau en deux couleurs. L’une des couleurs, qui change à chaque fois, sert à constituer une partie basse. Le changement de couleur introduit à l’intérieur de chaque panneau un fonctionnement polyptyque. Cette prédelle intégrée semble suspendue grâce aux fines lignes de même couleur encadrant à l’intérieur le champ coloré rouge, tel un petit dais qui aurait glissé en bas.
Ces fines lignes dessinent un cadre sur dix centimètres à l’intérieur du tableau. Elles témoignent du fond car elles en sont la réserve. Les passages successifs des autres couleurs les conservent en épargne, ainsi le dessin est constitué. Au-delà du fond visible, est le fond invisible du support d’avant la couleur. Je reconnais quelque chose de proche entre ce format rectangulaire de papier blanc et le dais de tissu situé à l’arrière des Vierges à l’Enfant.

Notre approche analytique des œuvres procède de l’acte créateur du regard. Elle trouve son développement dans un questionnement des perceptions où le savoir n’est pas un présupposé dans la réception des signes. La méthode alors est donc celle d’une sollicitation des fonctions créatrices de la pensée, de ses capacités à édifier son analyse originale sur l’horizon de la sensation. La contextualisation historique, la confrontation des œuvres et des textes laissés par l’artiste, la référence au langage symbolique, enfin l’utilisation des textes philosophiques comme instruments théoriques, interviennent dans la phase d’analyse écrite qui procède toujours de l’approche sensible.

Professeur émérite, depuis septembre 2014, à Paris 1 Panthéon / Sorbonne, U.F.R des Arts plastiques et Sciences de l'art. Institut ACTE UMR 8218 (Arts-Créations-Théorie-Esthétiques), membre du comité de lecture de la ligne de recherche : Pratiques picturales : peindre, regarder, énoncer. Arts plastiques et Sciences de l'art. Directrice de l'U.F.R des Arts plastiques et Sciences de l'art de 2006 à 2010. Responsable d'un séminaire de doctorants en Arts plastiques :" Pour un art de la rencontre", ouvert en 2005.
Voir la publication de la Sorbonne

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