«L’homme finit par ressembler à ce qu’il voudrait être. »
L’analyse d’image, entreprise ici, est menée à partir du principe qui veut que toute représentation soit partie prenante d’un réseau de lignées iconographiques qui se croisent, se prolongent, se transforment. Le portrait du notaire d’August Sander est ainsi interrogé comme avatar du portrait peint, lui même redevable de plusieurs traditions (dont celle des portraits avec animaux de compagnie). A cela, s’ajoute le fait que le cliché de l’artiste s’inscrit par la force des choses dans le conflit qui opposa longtemps peinture et photographie. De ce constat sont tirées quelques réflexions sur les caractéristiques formelles, esthétiques ou documentaires de l’image retenue. Par où l’on verra que le portrait en question est également tributaire d’un habitus théâtral qui veut que, consciemment ou non, le sujet représenté règle son attitude sur des codes gestuels ou positionnels qui en disent long son propre personnage.
Ayant voulu paraître en pied, flanqué de son doberman, ce notaire de la république de Weimar pose devant ce qui est l’entrée de son étude ou de son domicile. Le seuil de la maison est un lieu hautement symbolique. Franchir l’entrée d’un édifice (ou un pont, en d’autres circonstances) peut être un acte lourd de conséquences.
Raide comme la justice, cet homme de loi regarde dans une direction symétrique à celle de son chien : vecteurs dont le croisement nous dit qu’on ne passe pas.
Avant donc d’être le gestionnaire du bien d’autrui, l’homme est donc d’abord gestionnaire du sien propre : on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Ajoutons qu’il y a du Cerbère dans ce doberman, dont on sait justement qu’il veillait, chez les anciens, à l’entrée d’un monde à part (l’Empire des morts ). Le fait, pour un personnage, de poser devant son domicile est, par ailleurs, un trait scénographique qui doit être décodé.
L’histoire de l’art nous enseigne, en effet, que, dans la tradition du portrait, l’environnement du personnage – à savoir le décor ou il campe- nous parle de son statut. Nombre de fonds de tableaux font des aristocrates portraiturés d’antan des seigneurs attachés à une terre plus ou moins étendue (principautés, comtats, baronnies, etc.). Ainsi, fût-il idéalisé, le paysage qui s’étend derrière Isabelle d’Este et Federico de Montefeltre, peints par Piero della Francesca, fait-il du duc et de la duchesse d’Urbino, les maîtres d’une terre. Sur le paysage, ces personnages impriment leurs silhouettes, autrement dit la marque de leur pouvoir.
Il s’agit, pour le notaire, de léguer à la postérité une bonne image de soi. Ce portrait, d’évidence, est le résultat d’une négociation entre Sander et l’homme de loi (qui a pris une pose expressément révélatrice), résultat où ni le photographe, ni l’homme de loi ne dissimulent le travail de pré -paration qui a précédé la prise de vue.
Cela dit, on ajoutera qu’au-delà de l’effet de mise en scène ouvertement assumé, ni Sander ni le notaire ne pouvaient prévoir à quel point l’arrogant bourgeois laisserait deviner ce que sa manière d’être peut avoir de signifiant. S’il a, comme tout un chacun, « des défauts dans la cuirasse », l’homme sait comment les cacher ! Quoi qu’il en soit, respectant les canons du genre, le notaire de Cologne a désiré laisser un témoignage impressionnant de sa personne. De ce point de vue, ce cliché se donne comme de la peinture d’apparat continuée sous d’autres espèces.
Si l’on peut donc s’exprimer ainsi, le portrait de notre notaire, vient de loin.
Les personnages flanqués d’animaux sont très nombreux dans la peinture, où, selon les cas, chiens de chasse, singes, chevaux ou perroquets remplissent des fonctions qu’on qualifiera d’allégorique ou anecdotique.
En l’occurrence, le doberman du notaire remplit à la fois le rôle d’emblème et d’indice.
– C’est un emblème, dans la mesure où le personnage semble voir dans ce chien un animal digne de le représenter, tant physiquement que moralement : ce chien est à la fois racé et redoutable.
– C’est un indice car la présence même du doberman ce chien nous fournit une parcelle de savoir biographique sur le notaire : ne serait-ce que son goût pour le dressage, par exemple. Le Prussien « perce » sous le Rhénan.
Remarque :
Représenté sur un quasi pied d’égalité avec son maître, l’animal se prête évidemment au jeu des rapprochements tant physiques que moraux. Dans certains cas, ce jeu induit chez le spectateur des significations adventices de toutes sortes.
Cette « sympathie » entre l’homme et l’animal nous intrigue et nous amuse : elle nous amuse car il y a du contrepoint (légèrement ironique) dans de cette image. Dans cette veine, rappelons-nous, le portrait de la Duchesse d’Albe et son bichon peint par Goya tableau où l’allure ébouriffée du toutou faisait écho à la crinière de la femme. L’aspect ébouriffé du bichon entre en correspondance avec la « crinière » de la dame, non moins que le ruban rouge du chien qui semble ainsi porter les couleurs de sa maîtresse !
Le toutou est évidemment une discrète caricature de la duchesse : charge qui semble transposer irrespectueusement dans le royaume canin un peu de la duchesse (un peu de son albacité si l’on nous passe ce terme). On a saisi que le bichon était à la duchesse ce que le doberman est au notaire : un partenaire et un compagnon en même temps qu’un alter ego et un symbole (dans les deux cas, les deux font la paire). Mais, cette photographie de Sander nous intrigue également, qui réveille en nous le vieux fantasme de la physiognomonie. La physiognomonie fut longtemps cette « science naturelle » qui voulait pouvoir retrouver dans les traits de certains hommes ceux de certains animaux. La lycanthropie, par exemple, décelait dans tel visage frustre la tête d’un loup ! D’une manière générale la physiognomonie, sorte de darwinisme sauvage avant la lettre, ne voyait pas de solution de continuité entre l’homme et l’animal !
En poursuivant dans cette veine, et en considérant que le cliché de Sander s’inscrit, comme malgré lui, dans une chaîne iconologique illimitée, on pourrait faire valoir qu’entre le notaire et le doberman des liens plus forts que ceux de la ressemblance se font subjectivement jour.
En somme, chacun est l’ « interprétant » de l’autre ; celui par lequel le terme voisin est requalifié. En ayant voulu poser avec son doberman, nous comprenons que l’homme a, non seulement, voulu donner une certaine image de lui même : sévère, rigoureuse, altière ; mais aussi qu’en choisissant son chien, ce notaire allemand s’est choisi lui même sous forme canine. Qui se ressemble s’assemble. On ne peut conclure sans faire sa part à « l’inquiétante étrangeté » qui sourd de ce double portrait.
Sander réanime sous un mode discrètement fantastique cette immémoriale rêverie qui faisait dire aux savants et aux artistes, de Della Porta (XVIs.) à Lavater (XIXs.) en passant par Le Brun (XVIIs.), qu’il y avait « du loup dans l’homme » (ou du fauve, du porc, ou du serpent, etc.)
Quoi qu’il en soit, l’on peut subodorer que Sander fut ravi de photographier ce notable un rien suffisant, dont le portrait donne corps au fantasme qu’on vient de dire et qui fut longtemps pris au sérieux. Bien que frotté de matérialisme, Sander dut jubiler à l’idée de conforter (fût-ce pour en sourire) l’idée selon laquelle le mimétisme s’ouvrait soudain sur l’irrépressible besoin de délirer.