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Perspectives cognitives soulevées par la sémiotique peircienne

analyse par Philippe Verhaegen

Un simple coup d’œil sur le document ci-dessus suffit pour nous permettre de le catégoriser et de lui attribuer un sens : il s’agit sans équivoque d’une publicité sociale qui invite son lecteur à être attentif à la maltraitance dont les enfants peuvent faire l’objet. Ou encore, pour reprendre ici les propos tenus par des spectateurs occasionnels, cette image traiterait de « l’enfance battue », « de l’insouciance des adultes », de leur façon de « pratiquer la politique de l’autruche », etc. Quoique différentes, ces interprétations participent toutes d’un même champ sémantique : celui de la problématique de la maltraitance infantile qui implique un agresseur et un agressé, une situation critique où les faits se sont déroulés, un cadre de vie, un contexte socio-économique particulier, etc. Les mots mis sur cette image nous paraissent relativement incomplets dans la mesure où ils mettent en exergue l’une ou l’autre interprétation alors que l’image, elle, nous les présente toutes de façon condensée : elle est à la fois chacune de ces interprétations et toutes celles-ci.

Il est intéressant de faire remarquer que ni le texte, ni la photographie présentées par l’image ne traitent explicitement de ce problème. La seule vision de l’image ne peut à elle seule déterminer qu’il s’agit d’un « enfant battu » : le document ne nous montre ni agresseur, ni situation d’agression (l’absence d’arrière-plan empêche toute contextualisation de ce type). Le spectateur ne peut que se rabattre sur le corps nu pour obtenir quelques informations : il s’agit d’un enfant, de race blanche, les cheveux en bataille, apparemment bien nourri, etc.

L’analyse du texte conduit au même résultat. On y parle de « voisins » qui n’arrivaient pas à dormir. On nous somme aussi de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. Deux énoncés qui de surcroît jouent sur des formes contradictoires : (1) dormir et fermer les yeux versus ne pas pouvoir dormir mais fermer les yeux : (2) se mêler de mes affaires versus se mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais aucune mention n’est faite ici d’un enfant, d’une situation de maltraitance, d’un agresseur ou d’un agressé. Pris isolément, le texte semble se déployer dans un champ sémantique autre que celui suggéré par la photographie de l’enfant.

Et pourtant de cette double indéfinition, celle de l’image et du texte, il en ressort un document publicitaire relativement univoque sur l’enfance maltraitée.

Au-delà de l’analyse de cette image, le texte qui suit voudrait mettre en avant la dimension cognitive du système peircien.

À la recherche de l’Objet

Si nous devions entamer l’analyse de cette image à partir des concepts et outils imaginés par la sémiologie structurale nous serions vite confrontés à une impasse. L’observation du dénoté nous permettrait difficilement de dégager le connoté attendu. Il n’y a pas ici de présentation de l’objet ou du produit sur laquelle se baser pour élaborer le dégagement des sens connotés.

Les interprétants pragmatiques

Dans notre image, l’interprétant affectif correspond au minimum à la reconnaissance de ce document comme signe mixte composé d’une image et de textes et s’adressant à quelqu’un. Il s’agit d’une publicité sociale et qui vise donc non à vanter un produit ou un service mais bien à soulever une question d’intérêt public, etc. Cette description de l’interprétant affectif n’est pas universelle : elle dépend de l’expérience sémiotique propre au récepteur.

L’interprétant affectif est donc non seulement l’effet émotionnel spontané engendré par le signe mais aussi le reflet d’un ensemble de pratiques « affectives » acquises au cours d’interactions antérieures et fonctionnant comme un système de dispositions sensibles. Cette accommodation mimétique nous fait ressentir bien différemment la situation de l’enfant figuré ci-contre :
Cette fois, ce n’est plus la douleur d’un enfant chargée d’angoisses qui est perçue mais au contraire la sérénité et le bien-être qui lui sont assurés. Sans cette participation mimétique au perçu, le spectateur de ces deux documents ne pourraient inférer le sens plus développé auquel leurs concepteurs respectifs les convient.

Appliqué à notre document, cela correspondrait à une interprétation se bouclant sur son effet traumatique. Lors de sa parution en Belgique, il a suscité de nombreuses réactions : la campagne choquait les uns, en irritait d’autres.
Ces réactions correspondent bien à l’idée de l’effet associé à l’interprétant énergétique. Mais si on se limite à ce dernier (ou si le dispositif documentaire nous invite à nous arrêter à ce stade), c’est l’ambivalence et l’ambiguïté du document qui nous apparaît. Pour dépasser ce niveau d’interprétation, il faut que le document sollicite en nous des effets «logiques».

Appliqué à notre image, c’est cet interprétant qui va permettre au destinataire de passer véritablement aux concepts de «l’enfance » et de la « maltraitance » ainsi qu’à une série d’autres concepts qui leur sont associés.

Le passage au concept d’enfance ne se situe pas dans la photo mais bien dans l’effet signifié propre du document qui, en combinant texte et image, m’invite, au-delà de son effet traumatique (interprétant énergétique), à penser à l’enfance (interprétant logique).

Pour bien faire ressortir l’action complexe de l’interprétant logique, revenons à nouveau à notre seconde image affublée maintenant d’un slogan.

Cette fois la rencontre des contextes déployés par l’image et le texte ne conduit plus nécessairement vers l’enfance maltraitée. Pour ceux qui ont vu le premier document, il s’agit toujours de la même problématique, atténuée certes, mais bien présente. En ce cas, l’attitude de cet enfant est plutôt perçue comme « la prise en charge de la victime après l’agression ». Plus que le réchauffer, la couverture qui l’enveloppe est là pour le réconforter mais aussi pour masquer pudiquement les traces corporelles de l’agression qu’il a subie. Le regard est ressenti comme empreint de tristesse. L’interprétant final de la première image sert d’interprétant immédiat pour la seconde et la photographie se voit ainsi chargée des mêmes affects que la première.

Pour ceux qui par contre découvrent en première vision ce document, l’objet publicitaire leur paraît plus difficile à discerner : s’agit-il d’attirer l’attention sur le problème de la mort subite du nourrisson, sur les périodes d’insomnie ou de cauchemar propres aux jeunes enfants ou tout simplement sur les besoins élémentaires de l’enfance ? L’objectif publicitaire paraît cette fois plus ambigu.

La construction contextuelle de notre document initial tente donc bien de solliciter auprès du destinataire un effet logique visant à modifier l’habitude de « lecture » de ce dernier et l’amener ainsi à une autre façon de percevoir la maltraitance infantile.

Pour conclure.

Résumons-nous. D’un côté, il y a donc un processus d’interprétance qui met en boucle les interprétants immédiat, dynamique et final. De l’autre, il y a les interprétants affectif, énergétique et logique qui constituent trois types d’effets possibles du signe sur l’esprit de l’interprète. L’effet cognitif peut être limité à l’un d’entre eux ou résulter de leur combinaison. En tant que tels, ils constituent tous les trois des formes particulières d’interprétants finaux et, à ce titre, ne renvoient qu’à eux-mêmes. De plus, en tant qu’interprétants ultimes, ils participent à la dynamique interprétative et par récursivité constituent les différents interprétants immédiats possibles. Nous avons alors le schéma suivant : (+)

Concernant l’analyse de notre image, cela signifie que, si les concepteurs du document voulaient modifier les représentations mentales associées à la problématique de la maltraitance, il leur fallait au moins sensibiliser les destinataires au problème (interprétant affectif) et les faire, cognitivement, réagir (interprétant énergétique). En procédant par indices (c’est-à-dire par fragments d’information demandant au destinataire un travail de reconstruction métonymique du sens), ce document permettait au concepteur d’imaginer par lui-même toutes les situations à risque. Inversement, en présentant de façon traumatique un enfant à l’état de victime, ce document reste largement indéfini et favorise dès lors les amalgames. De même, il fixe l’attention sur la situation passée et présente de l’enfant au détriment d’une vision plus ouverte sur le futur, ce qui aurait permis d’inciter le destinataire à rechercher par lui-même des solutions.

Pour terminer, notre seconde image est en réalité une publicité d’Air France dont le slogan et le hublot ont été gommés.

Le processus d’interprétance

Dans le modèle sémiotique imaginé par Peirce, le signe est envisagé comme composé d’un representamen c’est-à-dire du signe considéré en lui-même et qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose (son objet). Ce representamen s’adresse à quelqu’un et a pour effet de créer dans l’esprit de celui-ci un autre signe, l’interprétant, qui doit lui permettre de renvoyer le representamen à l’objet imaginaire ou réel qu’il désigne&nbsp: «&nbspun signe est d’abord ce qu’il fait&nbsp» soutient Peirce, «&nbspet ce qu’il fait est sa signification, autrement dit la règle de l’action&nbsp». Déterminer le sens de notre document revient donc à dégager les effets signifiés propres qu’il produit en/sur nous. Pour saisir ceux-ci, un détour par le processus interprétatif imaginé par Peirce est indispensable.

En premier lieu, il y a «&nbspl’interprétant immédiat qui est l’interprétant tel qu’il est révélé dans la compréhension du signe lui-même, et est ordinairement appelé la signification du signe&nbsp». Premier maillon d’une chaîne infinie d’interprétants, il permet l’enclenchement de la dynamique interprétative. À partir de là, la sémiose peut véritablement démarrer. Le signe reconnu comme tel par l’interprétant immédiat, est maintenant susceptible de produire de multiples effets.

L’interprétant dynamique est celui qui va situer cette sémiose dans un processus ad infinitum&nbsp: le signe va en appeler d’autres qui eux-mêmes en produiront d’autres et ainsi de suite. Reste à clôturer ce dispositif. Pour Peirce c’est l’activité propre du signe qui y parviendra. En effet, l’arrêt des interprétants doit être conçu comme l’action du signe sur lui-même ou plus exactement de l’interprétant sur lui-même. C’est le moment où l’action du signe a pour effet de se boucler sur elle-même en fixant la relation representamen – objet. Soit, graphiquement.

Mais Peirce considère qu’il y a aussi une forme d’habitude «&nbspauto référentielle&nbsp») à la base du signe. En un mot, il nous faut un interprétant immédiat. Cet interprétant est tributaire d’interprétants finaux préalablement construits de telle sorte qu’entre ces deux types d’interprétants se trouve générée une boucle récursive : l’interprétant immédiat produit un interprétant final qui lui-même produit de nouveaux interprétants immédiats, et ainsi de suite.

Ces deux types d’interprétants ne se recouvrent néanmoins pas : l’interprétant immédiat fait simplement entrer le representamen dans le mouvement de l’interprétance. Il ouvre un cadre interprétatif spécifique en suggérant une première reconnaissance de l’objet du signe alors que l’interprétant final apporte une connaissance plus développée.

En résumé, les interprétants immédiat, dynamique et final constituent la dynamique interprétative du signe. L’interprétant final se caractérise par son aptitude à boucler l’interprétation sur elle-même et à permettre, de la sorte, l’éclosion d’un sens (toujours limité). Il s’agit avant tout d’une aptitude sémiotique acquise par l’action auto référentielle du signe. Cela étant posé, revenons maintenant à la question des «&nbspeffets signifiés&nbsp» laissée en suspens précédemment.

Peirce considère qu’il y a trois grands types d’effets correspondant chacun à une façon particulière de boucler le processus d’interprétance. Il les nommera respectivement les interprétants affectifs, énergétiques et logiques.

L’interprétant affectif

Le premier effet de tout signe, c’est sa capacité à déterminer un sentiment chez l’interprète. Il est au moins un sentiment de reconnaissance comme quoi celui-ci comprend l’effet propre du signe.

Dans la reconnaissance «&nbspaffective&nbsp» du signe, on ne peut distinguer l’interprétant final de l’interprétant immédiat&nbsp: mieux même dans ce cas l’interprétant final, c’est l’interprétant immédiat du signe et vice-versa&nbsp:

L’interprétant énergétique

L’interprétant énergétique, est l’acte qui est produit par le signe et a pour effet de «&nbspforcer&nbsp» l’interprète à renvoyer à l’objet qui lui est présenté (indiqué). Cette définition implique la reconnaissance préalable du caractère obligatoire du signe, rôle qui appartient à l’interprétant affectif. L’action répétée de l’interprétant énergétique produit des habitudes comportementales qui constitueront autant de conditions préalables aux interprétants énergétiques à venir.

Dans ce cas, si les effets se limite à ce type d’interprétant, cela signifie que l’interprétant final débouche sur un bouclage bistable mettant en position respective l’interprétant immédiat et la réaction qu’il entraîne&nbsp:

L’interprétant logique

L’interprétant logique c’est le moment de détermination, mais donc aussi de (re)mise en cause, de nos habitudes cognitives (associations, analyses, synthèses, etc.).

Philippe Verhaegen est docteur en communication et professeur à l'Université catholique de Louvain (Belgique), où il dirige le Groupe de recherche en médiation des savoirs (GReMS). Ses recherches et ses enseignements portent sur les questions de sémiotique, sur la communication des savoirs et la vulgarisation des connaissances, ainsi que sur l'évaluation et la conception de dispositifs multimédias interactifs. Il intervient régulièrement dans le monde public et associatif sur des questions portant sur la médiation des savoirs.
Voir la publication de la Sorbonne

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