Keith Piper

Relocating the Remains [Retrouver les Restes]

analyse par Ginette Verstraete

Keith Piper, artiste multimédia anglo-jamaïcain, a expressément mis en relation le concept de la Diaspora Noire aux déplacements effectués sur l’écran par le spectateur-navigateur interactif.

L’Unrecorded History (l’Histoire Oubliée) de Piper fait partie d’une exposition on-line intitulée Relocating the Remains (Retrouver les Restes) : Three Expeditions (Trois Expéditions), 1997.

Le terme « Restes » du titre fait allusion à l’histoire oubliée des ancêtres des Caraïbes, embarqués depuis l’Afrique vers les colonies européennes au XVIe siècle et dont les descendants, de nombreux siècles plus tard, émigrèrent en Europe à la recherche de meilleures conditions de vie. C’est une Histoire non consignée dans les annales de l’Histoire de l’Europe considérée comme le creuset de l’art occidental et de sa civilisation, que Piper veut aujourd’hui pérenniser à travers une oeuvre multimédia.

Celle-ci est composée majoritairement par une association violente de mots, d’objets et d’images issus des cultures populaires africaine, américaine et européenne. C’est au spectateur qu’il appartient de retracer l’histoire oubliée de la diaspora africaine en prenant part à de nombreux déplacements illustrés sur les autres écrans.

Unrecorded History fait partie des premières oeuvres de Piper et présente deux tableaux. La composition numérique se révèle à l’intérieur de cadres anciens superposés : qu’est-ce que l’artiste choisit d’intégrer, de laisser dans les marges ?
Qu’a-t-il dissimulé ? Qu’est-ce qui est « présent » ?
Le tableau du dessous, un triptyque, illustre :
– la relation entre des servants noirs et la Cour d’un palais occidental à laquelle ils n’appartiennent pas.
– la relation au Christianisme, à l’aristocratie ainsi qu’à la colonisation : d’où la présence de croisés noirs qui évoquent le thème de l’Eglise Noire dans les premières oeuvres de Piper.

Le panneau du milieu focalise clairement l’attention. Or ce panneau est difficilement visible : on ne peut y distinguer qu’un collage figurant deux hommes portant la barbe.
Le personnage de gauche semble dessiner ou compter. Devant lui reposent de nombreux bijoux
Ces richesses proviennent vraisemblablement d’une expédition/pillage d’une colonie, évoquée dans le tableau en premier plan qui dissimule les visages des deux hommes barbus
Cette scène d’esclavage ci-dessus n’est peut-être que le fruit de leur imagination ? Si c’est le cas, cette Cour est-elle celle d’Elisabeth Ière qui donna un bâteau à John Hawkins du nom de « Jesus of Lubeck » (Jésus de Lübeck), en 1564, afin d’acheminer les premiers esclaves noirs aux Caraïbes : la représentation d’un bâteau domine la toile du dessus et rappelle l’ode de Piper à ce premier Acheminement (Middle Passage) de ses ancêtres dans sa réalisation « a Ship Called Jesus » (un Bâteau Nommé Jésus), 1991
Le mouvement entre le panneau de droite et le panneau de gauche, entre le révélé et le dissimulé du tableau du bas est lié à celui de la toile du haut
Et le plus important est la navigation interactive entre les deux tableaux. C’est cette navigation qui établie le lien entre les deux images, entre la Diaspora Noire et le royaume européen
Mais la relation entre le haut et le bas, le spectateur et l’écran n’est pas sans poser certaines difficultés. Lorsque la souris est déplacée en bas vers la droite, c’est l’image de gauche du tableau du haut qui s’anime. Et vice versa : un déplacement de la souris en bas à gauche attire l’œil du spectateur vers la partie droite de la toile du haut
Le spectateur interactif peut devenir le lien crucial de l’espace entre-deux, la ligne passante (Middle Passage) entre le haut et le bas, la présence et l’absence, ici et là-bas ; bien qu’en même temps, il ne puisse vraiment contrôler les mouvements à l’écran
Il ne peut pas non plus maîtriser le texte du tableau du premier plan dans la mesure où le mouvement de la souris crée des effets non involontaires et variés à l’écran
Sur le site de Piper, les mouvements « diasporiques » de l’artiste noir et de ses prédécesseurs sont indissociablement liés aux expériences de l’internaute, certes interactif mais également confus
Le spectateur qui navigue sur la scène découvre de façon interactive cette part de l’histoire de l’Europe qui fait défaut dans les manuels mais il est entraîné à son insue dans un mouvement qu’il ne peut maîtriser. Alors qu’il s’approprie l’espace interactif ici et maintenant par le biais de la souris, il s’aperçoit d’une chose d’étrange : un autre mouvement altère sa relation presque intime avec la scène et l’oblige involontairement à prendre de la distance ; la présence dans l’absence ; être ici en étant là-bas ; la concentration dans la dispersion et la confusion

Le site de Keith Piper nous « embarque » dans une expédition unheimlich (déroutante), difficile à situer, voir même à identifier, nous donne l’impression que d’autres nous ont précédés tandis que le curseur de la souris nous fait aborder quelque chose qui reste inhabituel, inaccessible.

Vous venez de lire un extrait de  40% de l’article complet qui est publié dans le livre : Images et Études Culturelles de la collection Images analyses aux Éditions de la Sorbonne. 

Cette étude de Relocating the Remains de Keith Piper a pour sujet l’analyse d’une image en tant qu’elle s’approprie l’un des concepts-phare des études post-coloniales : celui de la diaspora. L’accent est mis sur la traduction complexe d’un concept de mouvement physique dans un espace artistique de mouvement virtuel, à l’intérieur duquel le spectateur joue le rôle de médiateur interactif
Cette confrontation entre concept et image mobile crée, du point de vue du spectateur, un triple déplacement :

1. Le concept, circonscrit dans un contexte virtuel particulier, dans une perspective aussi bien historique que culturelle, élargit l’espace de travail et offre des champs de réflexion mobiles. Il apparaît dès lors que le concept est mis en situation, voir mis à l’épreuve, par l’image mobile.

2. L’interprétation de l’oeuvre ne peut fuser en tous sens car la relation entre le travail artistique et le spectateur naît au sein d’un concept qui la contient. L’interprétation ainsi concentrée au sein du concept, évolue à l’intérieur de limites visibles.

3. L’image mobile sert à réfléchir dans le sens propre du concept, d’une façon souvent différente de celle des théoriciens post-coloniaux. L’image qui ; d’une certaine manière nous répond, dévie la direction originelle de notre interprétation théorique. L’analyse interactive se développe principalement autour de ce troisième axe.

Professeur d'études culturelles à l'Université d'Amsterdam
Voir la publication de la Sorbonne

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