par Jean Dubuffet, 1988, Île Saint-Germain
photo de l’auteur.

Sens et signification : dépendances et frontières

analyse par Jean-François Bordron

La Tour aux figures, située dans l’île Saint-Germain : il s’agit d’une œuvre de 1988 réalisée ) partir d’une maquette de Dubuffet datée de 1967. Cette tour, dressée au milieu d’un parc, est haute de vingt-quatre mètre, soit l’équivalent d’un immeuble de huit étages. Il est possible d’entrer dans cet édifice. La rencontre avec cette œuvre, sans doute plus qu’avec d’autres, pose immédiatement un problème d’ordre très général mais qui concerne nécessairement toute approche de la signification : comment reconnaît-on dans un acte de perception ce qui est susceptible de devenir signifiant pour nous ? Si la réponse pouvait se situer toujours au niveau de la forme de l’expression, le monde serait un langage, ce qui est peu vraisemblable. S’il s’agissait de reconnaître une substance d’expression, le monde serait l’équivalent d’un instrument dont on pourrait dire qu’il est en attente de quelque musique, un peu comme notre appareil phonatoire est en attente d’un langage au sens où il est à la fois la condition et la présupposition. Dans le vocabulaire de Hjelmslev, nous le verrions comme un exposant, ce qui reviendrait presque à affirmer qu’une forme est à exposer. Nous n’avons pas de réponse exhaustive à cette question, mais une observation simple est cependant possible. La perception, quelle que soit la théorisation que l’on puisse en faire, est d’abord une mise en présence et, en ce sens, un événement. Si la perception est présence, il semble également que toute présence soit une perception car l’idée d’une présence non perçue nous paraît dénuée de sens. Il faut donc admettre que l’on ne puisse décrire la présence autrement que sous la forme d’un rapport de perception. Cela ne suffit pas pour comprendre pourquoi un événement perceptif peut être le site d’une fonction sémiotique ni exactement pourquoi une choses perçue, comme la tour que nous étudions, peut être comprise comme douée de sens et non comme un fait physique parmi d’autres. Mais ce qui frappe sans doute le plus évidemment à la vue de cette tour, comme en général devant les œuvres de Dubuffet, est leur étrange présence. Nous devons donc essayer d’élucider plus avant cette impression et , ce faisant, la notion de présence elle-même.

J. Fontanille et Cl. Zilberberg ont consacré un chapitre de leur livreTension et signification à la présence. Nous adopterons pour l’essentiel leur compréhension du problème et en particulier l’inscription de la problématique de la présence dans le cadre de la dynamique tensive. Nous en modifierons cependant quelques aspects, notamment la conception duale de leur dispositif. On peut dans ce cadre définir la présence par deux gradients que sont l’intensité et l’extension. Ce qui est là possède un degré d’être correspondant à une grandeur intensive plus ou moins élevée et une grandeur extensive plus ou moins vaste. On dira par exemple qu’un événement est un fait plus intense qu’un état de chose, même si l’on peut imaginer un état de chose continûment intense. Intensité et extension se combinent donc entre elles de telle sorte que l’on peut avoir une présence intese mais sans extension ou au contraire étendue mais faible, et ceci jusqu’à la plénitude d’une présence à la fois étendue et intense telle que la suggère La Fontaine :

“Jadis certain Mogol vit en songe un vizir
Aux Champs-Élyséens possesseur d’un plaisir
Aussi pur qu’infini tant en prix qu’en durée.”

On peut bien sûr rapporter cette présence à des état passionnels, comme dans les vers cités, ou bien au temps et à l’espace, à des degrés d’être. Cette présence est par ailleurs variable et sujette à modulations, elle peut changer dans le temps, s’intensifier, s’atténuer, etc. Nous prenons comme hypothèse que la présence est le trait le plus général, ou le plus nécessaire, de la phénoménalité. Apparaître, c’est être présent. Plus exactement, dans ce rapport particulier qu’est, pour un organisme comme le nôtre, le fait de perception, la présence est une propriété de ce rapport et non une propriété des termes mis en rapport (l’organisme et un élément ou une qualité de son milieu). Cette simple remarque semble bien impliquer qu’il ne peut y avoir de présence sans qu’intervienne dans sa texture même l’idée d’une relation. Aux catégories de qualité et de quantité, présupposées par les notions d’intensité et d’étendue, il faut donc ajouter cette troisième catégorie. Mais il est nécessaire de redire que la relation ne nous intéresse pas d’abord en tant qu’elle serait le fait d’un sujet percevant rencontrant quelque objet, mais bien en ce qu’elle est interne à la phénoménalité elle-même. Dans les termes que nous avons proposés plus haut, nous dirons que la présence est la première caractéristique de l’expression. Si nous étudions la tour de Dubuffet comme un plan d’expression, que signifie alors la catégorie de relation quant à la présence ?

Une première réponse consiste à dire que la relation constitutive de la présence est exprimable comme continuité et discontinuité. Si nous prenons comme plan d’expression un segment de langue naturelle, nous rencontrons nécessairement des intensités (accents), des étendues (longues ou brève par exemple), ces phénomènes étant de toute nécessité plus ou moins continus ou discon­tinus. Une difficulté cependant apparaît puisqu’on peut observer pour le même phénomène aussi bien des relation internes que des relations externe. Ainsi la tour de Dubuffet frappe d’abord par l’impossibilité où nous sommes de lui attribuer quelque relation externe. Nous entendons bien qu’elle apparaît dans le contexte d’un jardin, qu’elle est, au moins jusqu’à une certaine hauteur, entourée d’arbres, etc. Mais il s’agit là de son contexte et un contexte n’est pas une relation externe au sens ou nous l’entendons puisqu’il est interne à la phénoménalité. Le contexte peut être en ce sens tenu pour un cas particulier de relation interne. Une relation externe doit mettre un phénomène en rapport avec ce qui est absent dans le champ de présence. Mais on ne comprend pas comment une relation externe peut être suscitée de l’intérieur de la présence si l’on ne fait l’hypothèse que cette présence est en quelque façon l’indice de ce qui est absent en elle. Est-ce dire qu’une présence est nécessairement habitée par un manque ? Nous voulons plutôt dire qu’une présence est nécessairement interrogative et en ce sens l’indice de quelque d’autre. Ainsi la tour pose, comme toute chose, la question de sa nature. « Qu’est-ce ? » demandons-nous inévitablement. Or cette interrogation suppose un lien externe avec d’autres entités avec lesquelles notre tour pourrait avoir quelque affinité ou au moins quelque analogie. Convenons de dire que l’affinité assure une communauté notionnelle (ceci est une tour comme d’autres tours), l’analogie faisant pour sa part intervenir des égalités entre des rapports. Affinité et analogie assurent à la présence d’une entité une relation externe continue. De fait, si ces relations trouvent à se satisfaire, l’être dont nous partons n’établit aucune discontinuité dans l’unité sémantique du monde. Si au contraire aucune continuité ne peut être nettement établie, par affinité ou analogie, la présence s’isole comme délimitée par un bord. Tel nous paraît être le cas de l’œuvre que nous étudions. Il est en effet difficile de trouver à cette œuvre quelque affinité avec d’autres entités, que celles-ci soient figuratives ou abstraites. Cet isolement est bien sûr relatif à une évaluation car il est toujours possible de trouver des affinités ou des analogies plus ou moins satisfaisantes.

Vous venez de lire un extrait de  40% de l’article complet qui est publié dans le livre : L’Image entre sens et signification de la collection Images analyses aux Éditions de la Sorbonne. 

La méthode est inclue dans l’analyse.

Professeur de sémiotique à l'Université de Limoges et membre du CeReS.
Voir la publication de la Sorbonne

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