Pablo Picasso, 1906, Metropolitain Museum of Art N.Y.

Stéréotype, prototype et archétype à propos du portrait de Gertrude Stein de Picasso

analyse par Dominique Chateau

Afin de réfléchir sur les questions du stéréotype, je vais utiliser comme élément de réflexion une œuvre de Pablo Picasso ; le Portrait de Gertrude Stein. Il peut sembler paradoxal d’utiliser dans le cadre d’une réflexion sur le stéréotype cette œuvre où domine pour les historiens de l’art le geste transgressif de la substitution d’un masque au visage de Gertrude Stein.

Cette substitution, censée mettre le tableau en marge du réel d’où il procède, accomplirait un recentrage de la peinture, le « saut crucial d’un mode de travail perceptif à un mode conceptuel » comme l’écrit William Rubin.

Ce qui se jouerait ainsi c’est l’avènement d’un nouvelle loi de la peinture, selon laquelle « la conception domine la perception », comme dit Salmon cité par Rubin. Cette idée du mode conceptuel est due à Apollinaire qui, dans sa célèbre classification des cubismes, range Picasso à la fois dans le « cubisme scientifique » et dans le cubisme orphique.

Ces deux étiquettes ont deux traits en commun ; elles appartiennent l’une et l’autre à « l’art pur », et pour « peindre des ensembles nouveaux », elles écartent les « éléments empruntés (…) à la réalité de vision ».

Mais la première substitue à la réalité optique « la réalité de connaissance », tandis que la seconde lui substitue des éléments « créées par l’artiste et douées par là d’une puissante réalité ». Braque, Metzinger, Gleizes, Laurencin et Gris campent fermement du côté scientifique ; Delaunay, Léger, Picabia et Duchamp, du côté morphique. Picasso, lui, serait des deux côtés à la fois ; aussitôt qu’il l’a rangé dans la première catégorie, Apollinaire ajoute ; « Picasso, dont l’art lumineux appartient encore à l’autre tendance pure du cubisme » ; et quand il passe à la seconde catégorie, il note ; « la lumière des œuvres de Picasso contient cet art ».

Je vais montrer que le saut conceptuel vers le cubisme de conception ne peut exister que dans la mesure où la peinture travaille avec la stéréotypie et en même temps travaille la stéréotypie. Mais pour ma démonstration le seul mot de stéréotype (ou de cliché) est insuffisant. Je vais donc commencer par le compléter avec deux notions voisines avec lesquelles on le confond souvent ; prototype et archétype.

Le portrait de Gertrude Stein ; premier récit

On est à l’automne 1905. Gertrude Stein, femme de lettres américaine très influente, s’était installée à Paris en 1903 avec son mari, Leo. Il y a peu, celui-ci avait remarqué un tableau de Picasso, Famille d’acrobates avec un singe, qui, à ses yeux, attestait « un des plus grands dessinateurs vivants ». Gertrude, d’abord réticente, avait ensuite souhaité rencontrer Pablo.

Elle le fit, par l’intermédiaire d’Henri-Pierre Roché, l’auteur de Jules et Jim et ami de Marcel Duchamp notamment. Gertrude vit très vite en Picasso un alter ego, un compagnon d’avant-garde ; elle contribua sans nulle doute à son épanouissement, et lui offrit le plus stimulant des modèles. Picasso, lui, aussitôt après avoir rencontré Gertrude, eut envie de tirer son portrait. Mais il n’y parvint pas sans mal.

C’était, pour lui, une période de crise, la transition bleue-rose où balbutiait l’ère nouvelle des fameuses Demoiselles d’Avignon.

Il y eut de longues et nombreuses séances de pose (quatre vingt douze paraît-il), pendant lesquelles on discutait ; Fernande Olivier, la compagne de Picasso, lisait des fables de La Fontaine. On reconnaît déjà dans cette amorce de situation picturale, la présence du stéréotype ou, plus précisément, du stéréotype de situation ordinaire.

Portrait de Gertrude : la pose

La pose du modèle, en l’occurrence Gertrude, établit dans le réel un stéréotype de situation à la fois ordinaire et spécifique – les anecdotes sur le petit groupe entourant artiste en train de portraiturer Gertrude accentuent l’aspect ordinaire.

En même temps, la pose est une mise en scène du réel qui le plie à certains paramètres de schématisation préfigurant la composition picturale, le modèle est figé autant que faire se peut, il fait face à l’artiste, etc, intégrés dans le petit système régulateur d’une sorte d’attitude-cadre (cadre étant entendu au sens de Minsky).

Pour le récepteur, ce stéréotype régulateur de la pose est un élément indispensable d’identification du genre du portrait. Ici, dans le Portrait de Gertrude, le schéma stéréotypé de la pose est respecté, mais il y a un autre schéma qui se superpose, celui d’un prototype pictural.

Portrait de Gertrude : le prototype iconographique

La peinture a ses propres prototypes ; des modes de configuration plus picturaux que les autres. Ici, l’utilisation d’un schéma iconographique qui intègre le portrait singulier dans son cadre plus ou moins préétabli ; il s’agit ici d’un genre-cadre qui implique l’attitude-cadre de la pose.

C’est le rôle que joue, dans le cas du Portrait de Gertrude, le Portrait de Monsieur Bertin l’Aîné de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1832, Musée du Louvre, 1,93 x 1,16 cm).

Le personnage représenté par Ingres fut un grand bourgeois très influent sur l’opinion publique sous la monarchie constitutionnelle, fondateur du Journal des débats.

Il y a évidemment des différences entres Gertrude et Bertin, notamment l’inversion gauche-droite assez fréquente en peinture (traditionnellement attribuée à la copie des gravures), mais aussi des ressemblances approximatives, comme la position des mains sur les jambes, la lourdeur de la silhouette (justement accentuée par la position des mains), certains aspects du costume, etc. La stéréotypie du Portrait de Monsieur Bertin est de l’ordre du prototype interne à la peinture.

La question du visage : le prototype-archétype du masque et l’archétype de la masculinité

Tout est donc mis en place ; le stéréotype de la pose et le prototype du Bertin.

Mais il y a le réel, du réel prêt-à-peindre dirait-on, readymade en quelque sorte, n’était justement la peinture, cette fois considérée comme l’épreuve d’un médium.

De nombreux auteurs ont ainsi posé le problème du portrait à l’aune de l’écart plus ou moins maîtrisé entre la singularité du réel et la spécificité de la peinture.
L’un des plus beaux textes à ce sujet est de Diderot qui disait des portraits de Maurice Quentin de La Tour, un portraitiste très prisé de la cours et des intellectuels au XVIIIe siècle ; « Le savant, l’ignorant, les admire sans avoir jamais vu les personnes ; c’est que la chair et la vie y sont ; mais pourquoi juge-t-on que ce sont des portraits, et cela sans s’y méprendre ? Quelle différence y a-t-il entre une tête de fantaisie et une tête réelle ? Comment dit-on d’une tête réelle qu’elle est bien dessinée, tandis qu’un des coins de la bouche relève ; tandis que l’autre tombe ; qu’un des yeux est plus petit et plus bas que l’autre ; et que toutes les règles conventionnelles du dessin y sont enfreintes dans la position, les longueurs, la forme et la proportion des parties ? »

Quelle différence y a-t-il entre une tête de fantaisie et une tête réelle ? C’est bien à cette question que Picasso apporte une réponse nouvelle.

Le visage de Gertrude avait d’abord attiré le peintre, qui aurait dit d’elle d’après Fernande ; « Belle femme, forte, aux traits nobles, accentués. Masculine dans sa voix, dans toute son allure.

Mais c’est justement le rendu du visage qui entrava sa progression.

Je ne vois plus quand je vous regarde » dit-il à Gertrude. Et, à l’issue des quatre vingt douze poses, il efface son visage (sur la toile !), pour le repeindre plus tard, après un voyage, mais en l’absence du modèle et sous l’apparence d’une « tête de fantaisie », un masque. Le voyage intermédiaire mène Picasso à Gósol, un village de haute Catalogne où, demeurant entre mai et août 1906, « il avait donné à sa peinture des formes délibérément archaïques, primitivistes et réduit les visages à leur masque » comme le note Pierre Daix.

Il faut donc tenir compte des esquisses qui précédèrent l’apparition du masque, notamment les peintures ou les dessins de Fernande faits à Gósol. Fernande devient un banc d’essai de simplifications primitivistes où Picasso apprend à retrouver la force et les rudesse archaïques. Le prototype et l’archétype réunis !

Du visage remplacé par le quasi-masque, il ne reste que des traces de l’effacement ; de plus, la manière dont le masque est bizarrement greffé sur le visage absent fournit des indices supplémentaires, troublants, sinon du fait de la manipulation, du moins de son effet. Loin de se sentir offensée ni trahie Gertrude aima le tableau ; « à mes yeux, c’est bien moi » dit-elle ultérieurement, ajoutant ce trait à la belle cascade qui précède ; « et c’est la seule image de moi qui me ressemble toujours. »

Picasso et Gertrude s’étaient reconnus dans une certaine attirance pour la masculinité – « Belle femme, forte, aux traits nobles, accentués. Masculine dans sa voix, dans toute son allure » disait-il d’elle ; il avait fallu l’intermédiaire de la très féminine Fernande, défigurée, pour que l’archétype de la masculinité prenne les traits d’un prototype archétypal ; le masque primitif.

Pour résumer, Le Portrait de Gertrude Stein est un amalgame singulier, un singulier feuilletage où la stéréotypie se déploie sur plusieurs plans ; le stéréotype de la pose, à la fois prégnant et mis en échec ; le prototype iconographique classique du Bertin, qui offre au tableau sa schématisation, et le prototype du masque primitif, essayé sur Fernande, qui troue le portrait d’un écart inaugural ; désormais, le spectateur doit prendre la décision esthétique d’accepter ou de rejeter cet écart qui transgresse le principe de ressemblance attaché au portrait alors même que le cadre stéréotypique (à la fois ordinaire et spécifique) de ce genre et un prototype de son histoire (Ingres) détermine encore le tableau ; enfin, la double archétypie de la masculinité et du masque primitiviste qui transcende l’échec de la ressemblance dans ce qui, à la manière du « chien plus chien », compte tenu de la sorte d’imprimatur que lui accorde Gertrude, confère à son portrait le rôle d’un prototype – une sorte de « portrait plus portrait » – de la nouvelle manière cubiste.

Ce texte comporte deux éléments principaux ;

1) un noyau constitué par le contenu historique relatif au tableau de Picasso ;

2) une batterie de concepts ; stéréotype, prototype et archétype.

Ces deux éléments renvoient réciproquement l’un à l’autre, en sorte que le noyau peut être pris pour un problème à élucider à l’aide de la batterie de concepts mobilisée ; ou inversement, que la batterie de concepts représente le problème central, s’agissant d’approfondir ces concepts en utilisant l’exemplification qu’offre le noyau historique.
Du point de vue de la réalité concrète de la recherche, je suis parti de l’énigme du Portrait de Gertrude Stein de Picasso dont j’ai, dans un premier temps, proposé une formulation brute (analyse du tableau, faits historiques, etc.). Cet état se retrouve dans le premier paragraphe qui décrit le tableau et son contexte, ainsi que dans quelques informations éparses dans la suite du texte.

Dans un second temps, j’ai utilisé ce même noyau avec les mêmes intentions pour discuter le couple conceptuel référence versus référenciation ; le texte (à paraître) s’intitulait alors ; « à propos du Portrait de Gertude Stein de Picasso ; les limites de la référenciation dans la relation esthétique à l’œuvre d’art ».

Ensuite, l’idée m’est venue de reprendre ce noyau en le confrontant à la nouvelle batterie de concepts. D’où le présent texte.

Au fil de cette reprise différentielle du même objet, son analyse s’est progressivement nourrie, en même temps que j’ai pu approfondir deux axes conceptuels différents.

Si cette démarche a un quelconque intérêt méthodologique, ce n’est pas d’avoir pris parti pour une position ou pour l’autre, le gain informationnel sur le tableau, d’une part, ou le gain conceptuel, d’autre part, mais plutôt d’avoir profité de leur tension en visant un double approfondissement.

Professeur à l’université de Paris I Panthéon­-Sorbonne en philosophie de l'art, esthétique et études cinématographiques.
Voir la publication de la Sorbonne

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