Serge Hélénon, 1993
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L’oeuvre et son « arrière plan ». Une sculpture de Serge Hélénon

analyse par Dominique Berthet

Tabernacle en mitan, œuvre réalisée en 1993, est tout à fait significative d’une pratique que Serge Hélénon développe depuis le début des années 1970 sous le terme « Expression bidonville ». Placée sous le signe de la rencontre, cette œuvre relève d’une double action : l’appropriation et l’assemblage ; une appropriation qui se situe du côté de l’emprunt, du prélèvement, du détournement, du réinvestissement personnel, de la distanciation, mais qui parle aussi de l’imprégnation de lieux.

Cet assemblage riche de textures, d’effets de matière, de reliefs est, pour reprendre la formule de son auteur, un « lieu de peinture ». Il s’agit en effet d’une peinture tactile qui mêle bois et toile dans un puissant effet chromatique.
Il résulte de cette composition quasiment symétrique, faite pour l’essentiel de verticales qui partent d’une horizontale placée en haut et rythmée par des diagonales, une impression à la fois de stabilité et de dynamique interne.

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Les masses colorées renforcent la structuration de l’espace dans une série de mise en échos. Parmi les différents parcours possibles du regard (ils sont nombreux), évoquons celui qui part de cet « œil  »noir, en haut à gauche de la composition, d’une profondeur abyssale que délimitent par endroits des surfaces de couleur bleue, rouge, ocre et blanche.

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Cette forme située dans la zone claire de l’œuvre attire l’attention et devient le point de départ d’un trajet visuel descendant, suivant une diagonale, qui passe par une autre accroche visuelle bleue et rouge, au centre de la composition, et qui se poursuit vers la droite par un tracé vigoureux rose et blanc qui rythme la surface noire et guide le regard vers le bas.

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Ou encore, cet autre trajet, partant de cette même forme noire, qui trace une autre diagonale descendante ponctuée par trois formes rondes.

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Tabernacle

en mitan, est un assemblage réalisé à l’aide de planches de bois que recouvrent par endroits des morceaux de toiles et de tissus.

Cette œuvre révèle un mode de construction complexe et conserve la mémoire de sa fabrication. Serge Hélénon a procédé par ajouts successifs, combinaisons, montages. Les matériaux utilisés, initialement épars, étrangers les uns aux autres, sont assemblés, associés, organisés puis peints pour produire un tout, une unité, l’unité de l’œuvre.

Cette œuvre comme l’ensemble de celles qui composent cette série « Expression bidonville » témoigne d’une histoire personnelle. L’Afrique où il a vécu vingt-quatre ans, imprègne en effet l’œuvre de Serge Hélénon. L’Afrique mais aussi les Antilles dont il est originaire. Antérieurement à la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire durant son enfance, lors du grand exode rural qui a fait Fort-de-France, en l’absence de bois disponible, les cases étaient construites à l’aide de bois de caisse, bois de récupération trouvé dans les décharges publiques. La tôle recouvrait ces bâtisses, souvent maintenue, à défaut de clous, par de grosses pierres. Le lien entre les Antilles et l’Afrique, Serge Hélénon l’observe à différentes occasions.

En Côte d’Ivoire, se promenant le long d’une plage, il rencontre des baraquements qui ressemblent aux cases construites avec les débris de caisses en bois qu’il connut dans son enfance. Il se souvient aussi de leur esthétique. Cette rencontre sera un déclencheur et déterminera le nom « Expression-bidonville ». La pratique de l’assemblage chez Serge Hélénon est une référence directe à cet habitat populaire, habitat de fortune, règne de l’hétéroclite, du composite, du fragmentaire, de l’assemblage du divers dans une mise en relation poétique. Cette pratique est indissociable d’une histoire, d’un ancrage, de rencontres, de même que d’une réaction et d’une posture critique vis-à-vis de l’art occidental. Les éléments que cet artiste sélectionne et travaille sont des matériaux « pauvres ». Hélénon s’approprie, réutilise, recycle, reconfigure, adapte à d’autres nécessités, donne une nouvelle utilité. Avec ces fragments qui appartiennent au monde réel, il construit un objet nouveau, fort d’un potentiel d’étonnement et d’un impressionnant pouvoir visuel.

Au-delà de la perception, derrière la forte attraction visuelle de cette œuvre, se trouve du sens sédimenté. Je vois dans ce travail de construction, dans ce tout issu du divers une métaphore du monde créole, une image de la réalité. Les lieux de peinture de Serge Hélénon sont aussi des lieux de rencontre et de partage. Il a fait de son legs un moteur de création. Par l’art, c’est-à-dire par cette appropriation et cette reconfiguration du réel, Serge Hélénon tente ce qu’il appelle une réappropriation.

Cette œuvre, dont il vient d’être question, a fait l’objet d’une réflexion dont le parcours peut être résumé ainsi : dans un premier temps, c’est à partir d’un regard nomade que je me suis imprégné de son atmosphère, de son ambiance, de sa poésie, de ce qui la singularise. Après cette première approche de l’ordre du « sensible », j’ai étudié la construction, la technique, les couleurs, les signes, les formes, les rythmes, les tensions, le traitement, la facture, les procédés, etc., c’est-à-dire les composantes et les caractéristiques de l’œuvre.
J’ai accordé un regard particulier aux modalités de fabrication, au processus d’élaboration, à ce qui se joue dans la réalisation, aux enjeux du dispositif. J’ai dégagé de cette analyse un certain nombre de notions et de concepts qui me semblent être en présence. Je me suis interrogé sur ce qu’a voulu faire l’artiste. J’ai cherché à saisir son ambition artistique, à appréhender le niveau de cohérence de l’œuvre.

J’ai donc progressé dans l’œuvre par étapes, passant progressivement du devant au dedans, partant du visible pour tenter d’accéder à l’au-delà du visible.

Mon objectif était en effet de produire une analyse qui se situe non pas à l’extérieur, mais qui se développe de l’intérieur de l’œuvre.

J’ai aussi pris en compte certaines déclarations de l’artiste. Je me suis informé sur son parcours, son vécu, sur les faits et événements marquants de son histoire personnelle, ses préoccupations et ses croyances, sur le contexte dans lequel l’œuvre a été réalisée. J’ai donc rassemblé une somme de données susceptibles de m’aider dans l’analyse, de renforcer ma réflexion et de conforter mes intuitions.

Afin de mieux comprendre ce qui se joue dans l’œuvre, je l’ai aussi mise en relation avec d’autres œuvres du même artiste.

Lors de l’étude, si j’ai progressivement franchi des seuils, poursuivant un certain parcours, ce que j’ai écrit, ne restitue pas ce trajet de la réflexion. Mon ambition n’était pas de montrer ce cheminement. Je me suis situé en revanche au cœur des notions et des concepts que j’ai dégagés. J’ai ciblé mon propos, j’ai sélectionné certains aspects de l’œuvre en fonction d’un point de vue que j’ai choisi de privilégier.

J’ai tenté de témoigner d’une immersion, d’une expérience de l’œuvre, sachant que cette approche n’est qu’un prolongement parmi d’autres possibles. Toute œuvre autorise, en effet, à mes yeux un grand nombre de commentaires dans une pluralité des approches.

D’une manière générale, ma façon de procéder n’est pas séparable de la conception que j’ai de l’art et de l’œuvre, de ce que j’attends du discours sur l’art, et au bout du compte, de mon intention et du but visé. Partant du constat qu’une œuvre d’art ne se donne pas, ne se livre pas, qu’il est impossible de la saisir d’un seul coup, immédiatement, globalement, c’est en terme d’énigme qu’elle m’apparaît tout d’abord. Je l’envisage par ailleurs comme le résultat d’une démarche, d’une action, dans un temps et un contexte donnés. En un mot, je considère l’œuvre comme un condensé dans lequel son auteur, le monde et l’histoire sont présents d’une manière particulière. Ce sont ces aspects que j’essaie d’analyser, de comprendre et de mettre en relation pour rendre l’œuvre que j’étudie moins énigmatique et mener une réflexion susceptible d’apporter un éclairage.

Professeur des Universités, il enseigne l’esthétique et la critique d’art à l’Université des Antilles. Fondateur et responsable du Centre d’Études et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques (CEREAP). Fondateur et directeur de la revue Recherches en Esthétique. Membre du laboratoire pluridisciplinaire CRILLASH (Centre de Recherches Interdisciplinaires en Lettres, Langues, Arts et Sciences Humaines, Université des Antilles). Il est également chercheur associé à l’Institut ACTE / Arts, Créations, Théories, Esthétiques (UMR 8218 / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / CNRS). Critique d’art, membre de l’AICA-France. Commissaire d’expositions. Ses recherches portent sur l'esthétique contemporaine, l'art contemporain, l'art caribéen, le Surréalisme.
Voir la publication de la Sorbonne

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