par Federico Del Barrio et Felipe H. Cava,
1993, dessin, planche n° 14, © éd. Ikusager.Lope de Aquirre. La Aventura
par Enrique Breccia et Felipe H. Cava, 1989,
dessin, planche n° 3, © éd. Ikusager.

Lope de Aquirre. La expiaciòn.
par Ricard Castells et Felipe H. Cava, 1998,
dessin, planche n°26, © éd. Fréon/FRMK, 2000.

Une « autre » histoire. Les leçons de la forme dans la bande dessinée historique espagnole

analyse par Jan Baetens

L’objet de cette analyse est la représentation visuelle de l’histoire, en l’occurrence l’image de la première colonisation de l’Amérique latine dans trois bande dessinées espagnoles publiées à l’occasion du 500 anniversaire du voyage de Christophe Colomb.

La représentation contemporaine de l’histoire est de plus en plus visuelle, d’une part, et de moins en moins transparente, d’autre part. En effet, les images ne redoublent pas mécaniquement les témoignages verbaux, mais créent des messages autonomes.

De même la représentation offerte par ces images ne peut plus être considérée comme neutre, mais doit être vue comme le reflet d’une série d’interventions matérielles que seule une analyse formelle interdisciplinaire est à même de mieux faire comprendre. L’ambition finale de cette analyse est d’aboutir à une sorte de « décolonisation de la forme » et de faire coïncider la lecture idéologique des thèmes de l’image avec celle des aspects matériels qui la sous-tendent.

Pour lire autrement les représentations formelles de l’histoire en bande dessinée, il est important de bien choisir le corpus analysé, qui doit être varié et présenter un intérêt idéologique certain. D’où la sélection d’une trilogie, faite par trois dessinateurs différents qui travaillent tous avec le même scénariste, consacrée à la vie de Lope de Aguirre, un conquistador qui s’est rebellé contre le roi d’Espagne et que l’on considère tantôt comme un fou et tantôt comme le premier libérateur du continent sud-américain.

Dans le premier volet, Enrique Breccia introduit le personnage de Lope, qui se distingue encore mal de la troupe des conquistadors.

Le thème général de l’album semble être l’analogie entre le monde des hommes et le monde naturel. Celui-ci, en effet, apparaît partout comme le miroir de celui-là, notamment dans les instants où l’auteur choisit de raconter l’histoire par symbole interposé, c’est-à-dire où il décide, non pas d’omettre tel ou tel événement, mais de le raconter de biais, en montrant par exemple des perroquets d’abord multicolores, puis tout à coup rouges s’égaillant brusquement au lieu d’une scène d’assassinat.

Mais la présence systématique d’un trait formel, la coupure horizontale des cases, l’inclusion dans chaque case au premier plan d’un objet qui traverse la vue globale, fait relire autrement le personnage de Lope, qui apparaît comme un être scindé, et relègue à l’arrière-plan la réflexion réciproque de l’homme et de la nature.

Dans le second volet, Federico del Barrio décrit la percée de Lope, qui s’impose comme chef et prépare la révolte contre Philippe II.

Cette représentation victorieuse du personnage est toutefois niée par certains traits formels des images, dominée par l’horizontalité, l’écrasement des niveaux et l’uniformisation chromatique.

Tout en conservant le schéma de base de trois fois deux vignettes par planche, Del Barrio suraccentue en effet l’axe horizontal par le jeu des phylactères dont les blocs clairs allongés détonent vivement par rapport au fond noir des cases qu’ils strient.

L’uniformisation des planches par le recours au « camaïeu bariolé » (car chaque double planche tend vers une couleur unique, rehaussée par son union avec le noir omniprésent) créent un effet d’asphyxie qui transforme le champ visuel en champ de bataille.

Matériellement, la bande dessinée dépersonnalise et engloutit les personnages au moment même où ils devraient se singulariser.

Enfin, dans le troisième volet, Ricard Castells approfondit le personnage de Lope sur le plan psychologique.

En même temps, toutefois, il dissout entièrement sa représentation visuelle. L’auteur a beaucoup procédé par soustraction, ce qui est au fond dans la logique même de la trilogie : un récit toujours plus elliptique, un dessin de moins en moins « complet » et circonscrit, un arrière-fond visuel de plus en plus virtualisé, des personnages réduits à une esquisse ou à un attribut unique.

Lope de Aguirre. La expiación continue à être traversée d’une série de tensions – visuelles s’entend – que rien ne semble en mesure de résorber durablement. La planche, par exemple, est tiraillée partout entre deux contraintes ou exigences contradictoires : d’une part l’exigence de la page comme ensemble uni et homogène, d’autre part l’exigence du détail, qu’il ne faut surtout pas confondre avec la case.

Lope de Aguirre. La expiación est donc un volume où la case se déchire : tant par le haut, c’est-à-dire par l’ensemble plus large de la page qui l’aspire, que par le bas, c’est-à-dire par le détail qui le vide. L’abolition fréquente de toute distinction entre figure et fond, puis les spectaculaires changements d’échelle, enfin et surtout la combinaison de ces deux procédés font que tout se brouille.

Plus globalement, il s’ensuit que l’histoire de Lope reste comme en suspens. Comme on n’a jamais l’impression d’en avoir fini avec la lecture des signes, l’aventure du héros pourtant mort paraît ne jamais s’arrêter non plus. Il en résulte une complexification notable de Lope, dont l’image résiste aux efforts de libération et d’individualisation.

Le parcours global de ces trois volumes permet de creuser les différences qu’il peut y avoir entre la représentation thématique d’un personnage et sa « mise en image ». Le fait que les albums en question aient été écrits par le même scénariste (Felipe H. Cava), puis transposés dans des styles graphiques très différents par des auteurs qui n’ont pas collaboré entre eux, aide à bien voir l’apport spécifique et actif des aspects proprement visuels de la représentation historique.

Vous venez de lire un extrait de  40% de l’article complet qui est publié dans le livre : Images et Études culturelles de la collection Images analyses aux Éditions de la Sorbonne. 

Le dénominateur commun des approches méthodologiques qui se croisent dans cette analyse est la « décolonisation de la forme ». Beaucoup de théoriciens ont en effet fait remarquer qu’il ne serait pas logique de prôner une analyse thématique et idéologique qui valorise le point de vue des groupes dominés, sans aussi se faire attentif aux rapports de force qui sont actifs dans l’outillage méthodologique lui-même. De même qu’il importe de rendre justice au point de vue des dominés, il importe aussi de mettre en valeur l’apport autonome et révolutionnaire des formes lorsqu’elles arrivent à se détacher de l’impact des thèmes.

Techniquement, le regard formel illustré par cette analyse doit beaucoup à la méthode développée par Jacques Aumont dans le domaine du cinéma. Résistant à la récupération thématique des observations formelles, Aumont plaide pour une lecture qui prend au sérieux les aspects exclusivement visuels de l’image, indépendamment de leur apport aux niveaux thématique ou idéologique de l’oeuvre, dans l’espoir de faire surgir des interprétations que masquerait le passage trop rapide de la forme au sens qu’elle est toujours censée illustrer ou renforcer.

La lecture formelle des représentations historiques participe du renouveau des études de l’histoire dû au « New Historicism », qui s’est beaucoup intéressé au point de vue méprisé ou exclu des colonisés et des subalternes. Mais contrairement aux analyses des « New Historicists », la présente analyse ne cherche pas à déconstruire les grands textes du canon, ni même à lire avant tout des textes, mais se concentre avant tout sur des images offertes par un genre lui-même largement occulté ou ignoré, la bande dessinée.

L’analyse proposée se veut interdisciplinaire (elle croise entre autres l’histoire, l’histoire de l’art, l’étude des paralittératures). En ce sens elle est typique des études culturelles et s’oppose également à tous ceux qui estiment qu’il n’est pas possible de concilier l’horizon idéologique des études culturelles (qui tentent toujours de faire surgir le point de vue des minorités) et le travail scientifique des disciplines traditionnelles. Pareille exclusion des études culturelles est toutefois une confirmation des hiérarchies disciplinaires existantes.

Professeur d'études culturelles à KU Leuven (Université de Leuven), laboratoire: MDRN (www.mdrn.be) . Il est coresponsable du master d'études culturelles Ses domaines de recherche : relations mots/images + poésie contemporaine. Il est coordinateur du Pôle d'attraction interuniversitaire 2012-2017, "Literature and Media Innovation"
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