par Georges Braque, 1913, fusain et papiers collés sur toile, 92 x 65 cm, collage
Musée d'Art Moderne de Lille-Métropole, Villeneuve d'Ascq,
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Analyse d’un collage cubiste

analyse par Tristan Trémeau

L’analyse des collages cubistes par les historiens de l’art est souvent limitée à l’identification des objets à partir d’indices délivrés par des formes partielles ou synthétiques (les courbes d’une guitare, la volute d’un violon) et les papiers collés : un fragment de journal représenterait de façon métonymique un journal, un papier faux bois évoquerait le matériau d’une guitare ou une table.

Ces éléments se conjuguent dans Guitare (Petit Éclaireur) de Braque mais n’assurent aucune perception réaliste et stable des objets et de l’espace. Les papiers semblent disposés de façon assez autonome par rapport au dessin, qui lui-même n’impose aucune certitude quant aux objets représentés.

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Une autre approche de cette oeuvre peut donc s’élaborer à partir d’une analyse formelle étayée par les interprétations des peintres abstraits russes Ivan Puni et Kazimir Malévitch.

Au premier regard, les papiers collés imposent leur matérialité et leurs couleurs (y compris le papier journal jauni) dans une vision frontale, plane et bidimensionnelle, que perçoit Malévitch. Toutefois, cet aspect est contredit par le dessin, car il suggère une profondeur spatiale illusionniste, des décrochements de plans vers le regard, appose des ombres sur le papier journal ou défait le caractère plan du papier noir sur la droite.

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Cette contradiction entre la fonction d’aplanissement des papiers et d’illusion du dessin est aussi une quête d’équilibre, traduite par Puni sous le terme de « complémentarité réciproque immédiate » des éléments.

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Ainsi, la verticale du rectangle bleu est-elle contredite mais complétée par la diagonale du faux bois qui forme avec le journal une croix, cependant décalée par rapport à l’axe que constituerait le faux carré jaune.

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Le faux carré jaune est la mutation de la rosace d’une guitare évoquée par la forme en B. Circulaire, il eût paru telle une « pièce rapportée » dans un secteur de l’oeuvre où dominent les formes rectangulaires. Le léger trapèze qu’il affecte permet ainsi de conjuguer verticalité et diagonale, dans le même rythme que les grandes formes centrales. Il fixe la composition dans son centre de gravité tout en préservant subtilement le dynamisme.

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La forme en B suggère a priori la représentation d’une guitare par une de ses parties significatives. Cette impression est contredite par la présence, en haut, du dessin d’une volute de violon.

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L’exercice d’identification est donc inefficace pour comprendre l’oeuvre car s’impose le caractère arbitraire de la découpe, de la sélection, de l’échelle et du placement des signes. Seuls les rapports contrastés et équilibrés entre les signes comptent pour Braque.

Le caractère arbitraire des signes est dû à un exercice préalable de découpe (littérale avec le papier collé, métaphorique avec le dessin) de formes, déduites d’une guitare et d’un violon, puis rendues autonomes par rapport à leurs référents (le B, la volute), voire transformées (le trapèze jaune). La mise en rapport équilibré de ces signes implique aussi une autonomie de la composition vis-à-vis de l’éventuel sujet (ici, une nature morte).

Les premiers commentateurs des collages cubistes à avoir pointé ce caractère arbitraire des signes et l’autonomie de leurs compositions vis-à-vis d’éventuels modèles sont des peintres, poètes et théoriciens russes : Kazimir Malévitch, David Bourliouk, Ivan Puni, Vladimir Markov. Leurs oeuvres, écrits et cours constituent un corpus essentiel d’interprétation, car il est parallèle à l’éclosion de la linguistique (incarnée par Ferdinand de Saussure et Roman Jakobson) et il éclaire l’influence de Braque et Picasso sur le suprématisme de Malévitch, dont les premières oeuvres abstraites datent de 1915.

L’apport de la linguistique est essentiel. Saussure a en effet formulé la division constitutive du signe entre signifiant (constituant matériel) et signifié (idée, concept immatériel), que résume la coupure schématique s/S. Comme l’écrit Krauss, cette division met l’accent « sur la signification littérale du préfixe /re/ dans le mot représentation, sur la façon dont le signe travaille à l’écart de la chose à laquelle il se réfère – dans son après-coup ». Braque travaille en conscience de cet écart puisqu’il utilise du faux bois, une reproduction mécanique qui ne peut être confondue avec du vrai bois. Cette coupure est aussi manifeste dans la découpe des papiers, ressentie par Malévitch comme une destruction des objets et de la langue commune, au profit de l’émergence d’une langue picturale autonome. Un concept russe, le sdvig, qui signifie « action de déplacer », rythme les écrits de Bourliouk et Malévitch à propos du cubisme. Ce concept est porteur d’une dimension destructrice autant que positive, car le sdvig signifie découpes et déplacements du sens, qui acquiert ainsi une grande plasticité par l’autonomie grandissante des signes et leurs mises en rapports spatiaux dynamiques.

Malévitch a voulu tirer les conséquences abstraites, des collages cubistes dans le suprématisme en conférant aux éléments plastiques une autonomie de plus en plus grande. Ces éléments des « masses colorées » de différentes échelles, départies de tout dessin illusionniste. Malévitch retient essentiellement de Braque, dont il a analysé ce collage dans ses cours, la planéité et la bidimensionnalité affirmée par les papiers collés car, selon lui, « tout relief, transformé en surface plane, est peinture ». L’oeuvre de Braque contient donc en ses signes et son espace les germes de l’abstraction.

Docteur en histoire de l’art, critique d’art, commissaire d’exposition. Il est professeur d’Histoire et théories des arts, École supérieure d’art de Tours (Epcc Esba TALM) et Académie Royale de Beaux-Arts de Bruxelles (ARBA-ESA). Chargé de cours, à l'Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Son domaine de recherche est Histoire de l’art contemporain
Voir la publication de la Sorbonne

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