par David Nebreda 1989, photographie,
Tous droits réservés Editions Leo Scheer.

« Voyez, ceci est mon sang », la Passion selon David Nebrada

analyse par Jacob Rogozinski

Comment montrer un processus schizophrénique ?

Si la littérature, sur son versant sublime, réussit parfois à l’écrire, comment la photographie saurait-elle restituer la dynamique de la « dégénération » où toute identité stable se dissout ?
Car la folie est absence d’œuvre, oeuvre étouffée, incapable de décoller du plan du phantasme et des marquages corporels pour se retranscrire sur celui des symboles. Comment réussir à transfigurer l’abjection sans jamais la dénier, sans la recouvrir des artifices de la composition, à déjouer les pièges du miroir sans perdre de vue son inquiétante puissance, sur la ligne de crête du sublime, sans perdre de leurs intensités ? Comment traverser la mort, comment ressusciter et en témoigner ? Comment venir au monde sans naître d’une mère ? Comment parvenir à se voir sans se voir ? Ces questions méritent de risquer sa peau, selon David Nebreda.
L’un des enjeux majeurs de son travail consiste à articuler les deux plans disjoints du phantasme et de l’œuvre par l’intégration de nombreuses références religieuses et picturales dans l’agencement des photos. Des pieds exhibent leurs blessures ou leur chair tuméfiée. Une silhouette blême et hâve se dresse, nue, squelette vivant à la peau lacérée. Comment soutenir ces photos sans céder au dégoût ou à une trouble fascination ? Qu’est-ce qui les distingue de l’imagerie sado-masochiste ou des performances du body art ?
A la lisière de l’insoutenable et de la folie l’œuvre de Nebreda explore ce que Kant nommait le sublime terrible. Ses photos respectent deux impératifs : ne pas laisser l’objectif apparaître dans le champ, et ne montrer que Nebreda.
Pourtant l’Autre est représenté dans une photo où, pour la première et dernière fois, sa mère paraît. Non seulement celle-ci transgresse ces interdits car elle est en train de photographier son fils, mais encore l’appareil est visible, devant son visage. Photo la plus risquée du livre, qui enfreint les principes de l’Ordre voulu par D.N.N., ou semble les enfreindre.
A première vue, la mère se contente de photographier le miroir où se reflète son image, tandis que l’auteur se tient de côté, échappant à la prise du miroir. Toutefois, puisqu’il figure sur la photo, on pourrait croire que sa mère parvint malgré tout à le prendre, qu’elle aurait réussi, en s’emparant de l’objectif, à retourner sa seule arme contre lui. Elle étendrait son emprise sur le double photographique, et rien ne saurait plus lui résister. En violant ainsi la Loi, elle s’apprête à absorber quasi incestueusement le corps du fils.
Mais ce n’est qu’un simulacre, comme l’atteste la légende de la photo : « Parabole de la mère et du fils ». La mère simule la réalisation d’un portrait du fils et le fils fait son autoportrait aux trois mères. Ainsi, le fils réalise ce que la mère ne peut que simuler pendant qu’elle s’efforce en vain de le capturer dans la photo. Lui seul réussit à capter et son image et celle de sa mère. Pour cela, il installa sa mère derrière l’appareil, comme si elle prenait la photo, en fait déclenchée par lui, à distance et en différé.
Apparemment victorieuse, la mère se trouve en fait doublement captive et du miroir où elle se reflète et de la photo que le fils a prise d’elle. Vaincue sur son terrain – celui des doubles et des simulacres- par un redoublement de simulation qui semble être pour Nebreda la seule voie d’accès possible à la vérité de l’œuvre.
Plus rusé que la Mère, le fils parvient à fixer son regard de Méduse, et la légende prend acte de sa victoire en évoquant un autoportrait « aux trois mères ». < Il s'agit sans doute de la mère « réelle » et des deux énormes mouches qu'il a disposées au premier plan. Lui qui était le déchet de la jouissance de sa mère, voici qu'il ravale sa mère au rang de déchet, qu'il l'emprisonne dans l'image, engluée dans son reflet comme ces mouches mortes collées sur le tissu... C'est en vain que la Mère s'efforçait de transgresser l'interdit. Le montage de cette photo s'emploie en fait à protéger le corps du fils, à le soustraire à sa prise, en rétablissant au moyen d'une métaphore l'autorité de la Loi. Sa légende nous invite en tous cas à y reconnaître une parabole de toute son œuvre. Trois éléments constituent son système. D'abord la procédure. Ce rituel d'auto-agression combine, selon un ordre nécessaire, les éléments et les actes de base : [tooltip tip="Lames... © Editions Leo Scheer."]lames[/tooltip] et fouet, incisions et [tooltip tip="excréments"]brûlures[/tooltip] interdits alimentaires et recueil des [tooltip tip="Excréments... © Editions Leo Scheer."]excréments[/tooltip]. Ce plan, avec les phantasmes qu'il met en acte et les agencements primaires d'éléments qui le constituent, trouve sa raison d'être et son sens dans sa relation à cette perte de soi qui l'a claustré pendant plusieurs années. A lui seul, ce plan manquera de l'appel à témoin, de cette exposition à l'Autre qui délivrera Nebreda de son écrasant face-à-face avec le miroir. Ce premier plan ne parvient guère à faire oeuvre. Pour assurer sa mission protectrice, la procédure devra être transposée de la surface charnelle du corps à celle glorieuse, désincarnée, des photographies ou des pages du livre. L'ordonnance primaire du rituel, avec ses marques à même la chair, s'insère alors dans un dispositif second incluant des chassés-croisés entre l'objectif et le miroir, des textes, et les éclairages, le décor, les effets de contraste ou de cadrage, tout ce qui participe de la composition de la photo. Sur ce plan du montage s'opère ensuite la construction du mythe. Il s'agit de constituer le double photographique pour favoriser son identification à des figures majeures de la tradition, avant tout à celle du Crucifié. En conférant aux sécrétions du corps une dimension « iconique », comme autant de stigmates d'une Passion, elle s'efforce d'accomplir une sorte de [tooltip tip="Catharsis
Nom féminin (purification)
1. Purification produite chez les spectateurs face à une représentation dramatique (Aristote), sorte de décharge émotionnelle libératrice. »]catharsis[/tooltip]. Identification construite ne supposant nulle adhésion à une Eglise, toute figure du Père étant irrémédiablement absente.

Enfin, du plan primaire des phantasmes psychotiques et des rituels, les stigmates de Nebreda s’élèvent au plan de l’œuvre, où ce qui est le plus proche de soi-même devient le plus universel. La difficulté consiste à sauver l’équilibre entre les deux lignes de force de l’œuvre, entre le plan de la procédure, où le phantasme se grave à fleur de peau, et celui des constructions esthétiques ou mythiques. Quand le souci formel domine, les traces sublimes de la folie sont ténues. Quand la violence du phantasme l’emporte, le sublime dérive alors vers l’horreur.
La singularité de son travail tient donc à l’entrelacs d’éléments hétérogènes, au croisement de deux plans qui se recoupent sans se confondre, et une contention constante entre ces deux plans dans chacun de ses portraits. Il se fond sur un « compromis-limite » entre le clinique et l’esthétique.
Quelle est la portée de cette expérience limite de la dégénérescence et de la régénération, de la Passion et de la résurrection ? L’expérience des limites rencontre sa dimension éthique. Car il s’agit bien d’une décision éthique -ce qu’il désigne comme « un arc bref de cri dans lequel nous devons décider si notre choix est celui de notre propre mort ou celui de la mort de l’autre ».
Enfin, du plan primaire des phantasmes psychotiques et des rituels, les stigmates de Nebreda s’élèvent au plan de l’œuvre, où ce qui est le plus proche de soi-même devient le plus universel. La difficulté consiste à sauver l’équilibre entre les deux lignes de force de l’œuvre, entre le plan de la procédure, où le phantasme se grave à fleur de peau, et celui des constructions esthétiques ou mythiques. Quand le souci formel domine, les traces sublimes de la folie sont ténues. Quand la violence du phantasme l’emporte, le sublime dérive alors vers l’horreur. La singularité de son travail tient donc à l’entrelacs d’éléments hétérogènes, au croisement de deux plans qui se recoupent sans se confondre, et une contention constante entre ces deux plans dans chacun de ses portraits. Il se fond sur un « compromis-limite » entre le clinique et l’esthétique.

La méthode est inclue dans l’analyse.

Directeur du Centre de recherches en philosophie allemande et contemporaine à l'université de Strasbourg. Directeur des Cahiers philosophiques de Strasbourg. Responsable des Relations internationales.
Voir la publication de la Sorbonne

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