Les trois niveaux de l’analyse d’image
Pierre Fresnault-Deruelle écrit dans L’Éloquence des images : le « sentiment d’évidence [que l’image] génère travaille puissamment à m’aveugler sur le travail qu’il m’a pourtant fallu effectuer pour commencer à la lire, fût-ce à mon corps défendant. Bref, la démarche analytique, qui n’est pas chose naturelle, doit se comprendre comme un mouvement à contre-courant, orienté vers cet « amont” du message où se trafiquent les effets de sens » . Dans un autre contexte , j’ai discuté l’opposition entre cet effet de sens dont parle Pierre Fresnault et l’effet d’image, l’iconicité, qui pourrait représenter une sorte de relation « naturelle » à cet objet.
Je suis tenté maintenant de distinguer trois niveaux dans cette discussion. L’analyse d’image, lorsqu’elle est immanente et formaliste, va à contre-courant à la fois de l’effet d’image et de l’effet de sens. On retrouve là les trois niveaux peirciens de l’appréhension des indices internes de l’image, de la relation iconique à ce que l’image représente et de l’interprétant. Peirce nous convie à une sorte d’œcuménisme pour lequel ces trois niveaux sont à la fois nécessaires et inséparables. Il n’y aurait donc aucune querelle à tenir à ce sujet. Il reste toutefois la question cruciale de se demander dans quelle mesure cette analyse bien calée dans le triangle peircien correspond à l’expérience réelle que nous faisons de l’image concrète dans une situation concrète. Cela invite à renverser l’aveuglement dont parle Pierre Fresnault: est-ce que l’analyse d’image, pourtant destinée à rendre compte des conditions de la visibilité, ne nous rend pas aveugle au voir comme expérience humaine qui s’opère devant l’objet concret et dans le moment de son appréhension concrète ?
Je vais considérer cette question dans un cas particulier, ou particulièrement intéressant, celle d’une affiche électorale de Valéry Giscard d’Estaing où, note Fresnault-Deruelle, l’homme politique a « le regard droit », ce qu’on peut « lire comme l’indice d’une recherche de contact ». Mais, ajoute-t-il, « bien qu’ayant le regard droit, il ne me voit pas, poursuivant son rêve ; nous ne sommes pas du même monde ». Et encore: « bien que de face (redisons-le), il est dans le récit ». J’examinerai ici le regard dans l’affiche politique et la photographie de presse, mais en utilisant, comme suppôt méthodologique, une proposition d’Herman Parret dans son livre récent, Les Sébastiens de Venise , où il est notamment question du regard dans des œuvres plastiques.
Le pathémique
Le livre d’Herman Parret est singulier. C’est à la fois un livre personnel, suscité par «le plaisir visuel » procuré par les œuvres , une sorte de guide touristique — une promenade à travers Venise pour présenter quarante-trois Saint Sébastien parsemés dans cette ville —, et un texte théorique où concourent l’histoire de l’art, l’iconographie, la sémiotique et l’esthétique. Je m’intéresse ici essentiellement à cette rencontre interdisciplinaire qu’Herman Parret présente dans une sorte de tournant théorique de son livre de la manière suivante : « Il convient maintenant de focaliser sur la spécificité iconographique de la figuration même de Sébastien. Notre perspective deviendra plus « phénoménologique », plus sensible à la diversité des Sébastien de Venise. Quatre composantes primordiales de l’apparence de Sébastien seront à l’ordre : les nudités, les poses et les regards, et les pathémiques de notre protagoniste ». Le mot « pathémique » attire ici l’attention. Ce mot, qui a pour racine le mot grec thymos, < fausse étymologie ; cela vient de pathéma = l’affection > le siège des passions, du cœur, a été forgé par la sémiotique, sous l’impulsion de Greimas, pour mettre l’accent sur le rôle de la sensibilité et de l’affectivité dans les manifestations sémiotiques. Comme l’écrit Herman Parret, dans Les Passions, « le sujet dans le discours (…) n’est pas celui qui “dit vrai” ou “croit vrai”, mais un être de passion ». On voit bien avec Les Sébastiens de Venise que cet intérêt pour le pathémique qui nourrit la méthodologie du livre procède aussi d’une attitude esthétique envers son objet : l’auteur a souligné en commençant que son « texte a été rédigé in vivo, devant le tableau ou la sculpture, là où ils sont exposés » et que sa « tonalité (…) est empathique » .
Si la passion esthétique s’intègre au discours (parce qu’elle en est l’origine), loin que toute ambition rationnelle soit abandonnée. On renvoie souvent, pour marquer l’intérêt de considérer le pathémique en concurrence avec le logique, à la troisième Critique de Kant lorsqu’il évoque, au § 49, « ces représentations de l’imagination qui donnent beaucoup à penser (…) sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire de concept, puisse [leur] être adéquate, et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible ». Or, il s’agit pour Kant dans la troisième Critique de cerner par la logique ce qui lui échappe — on peut l’écrire si on veut : …par la logique ce qui lui échappe, mais peu importe où on met l’accent. La logique a en quelque sorte le dernier mot (ce qui pourrait bien n’être qu’une lapalissade !). De même, dans l’analyse d’Herman Parret, la logique se manifeste à la fois par le référent méthodologique de la théorie pathémique — qui n’est pas née dans un moment de pure empathie ! — et par l’esprit taxinomique, déjà manifesté sous une autre forme dans l’exercice iconographique…
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