Hervé Bacquet - Installation
© Hervé Bacquet.

« Maki : 70 visages isochromatiques ». Installation psychophysiologique.

analyse par Hervé Bacquet

Ce texte concerne une installation personnelle intitulée « maki » , réalisée récemment dans le cadre de l’exposition « 24 jours », salle Michel Journiac au campus universitaire de Fontenay-aux-roses.
Elle a l’apparence d’une machine géante à l’arrêt qui occuperait la totalité d’un local technique de 80 m2. Après en avoir franchi le seuil, nous sommes plongés dans une pénombre chromatique orange et verte. Scénographie artistique ou expérimentation psychophysiologique ?

Deux fenêtres ont été recouvertes de gélatines utilisées pour les éclairages dans les tournages de film : sur la droite une lumière orange intense, sur la gauche une lumière verte plus saturée mais un peu moins intense et des spots, avec les mêmes filtres, qui soulignent certains volumes, certaines transparences.

Cette « salle des machines » ne nous livre pas la règle du jeu au premier tour de piste, elle nous demande un peu de patience : ici, pas de bande son, pas de cliquetis ludiques ni de grincements expressionnistes mais une nette disparité entre une étroite bande de papier-journal de 60 m de long et six grosses bobines de bois immobiles et visiblement disproportionnées pour maintenir le dessin-maki au-dessus du vide… Contraste entre le mécanique des bobines et le « fragilisme » du papier journal…

Ce n’est donc pas un défilement cinématographique classique qui nous attend car le film, c’est à nous de le parcourir… à pied ! Les 70 dessins orange vif largement espacés, comme des macules parfois à plus d’un mètre de distance les uns des autres, sont plus près de l’image voire de l’imagerie que de la peinture au sens classique du terme. Ce sont des images d’après -ou d’avant- modèle (s), un croisement d’inventions, de citations et d’observations où la notion d’oeuvre est fortement relativisée par l’absence et/ou la profusion de ses sources.
Une tête mexicaine, un buste de femme, la lettre R dessinée en majuscule, un dessin d’une femme debout, un portrait d’homme de profil, la lettre V dessinée en majuscule, un portrait de femme d’après une sculpture romane, la lettre P (tronquée), un portrait de femme recouvert de papier blanc, deux portraits de femme dans une position symétrique, deux pages entièrement recouvertes de papier kraft blanc, cinq cercles concentriques, la lettre M d’un alphabet anthropomorphe à la limite de l’obscénité, etc.

Instauration

Le sens global de cette démarche n’apparaît pas sous la forme d’une traduction mais plutôt d’une instauration à partir de gestes appris ou distanciés et de souvenirs réels ou inventés. Ces dessins ne sont pas nécessairement destinés à reproduire l’expression d’un vrai modèle, mais ils nous offrent celles que le pinceau a inventées, parfois par accident.
Le maki désigne donc ici à la fois les bobines comme pièces d’une mécanique immobile, la bande de papier-journal et le film d’images qui se sont trouvées là, au bout du pinceau.

Référents

Du point de vue du référent, c’est la notion de « corps » qui relie les 70 dessins : corps de la lettre en écho au journal, le corps féminin et ses innombrables jeux de citations et de mise en abyme,mais le principal fil conducteur reste le corps du dessin lui-même, c’est-à-dire son mode d’inscription plastique qui le rend image voire icône. Les gestes sont-ils des icônes avant d’être des signes ? Ces multiples façons de s’incarner passent par le corps du support c’est-à-dire les journaux, rassemblés en morceaux de trois ou quatre mètres, puis collés de manière aléatoire pour réaliser ce rouleau de 60 m.

Origine

Ces dessins sont les séquences d’un film qui ne cherche pas à raconter, ni même à se raconter, ils sont des fragments métonymiques pour donner à voir une respiration entre réel (s) et référence (s). Le dessin est peut-être parfois le lieu d’origine de ce que nous voyons ou de ce que nous aimerions voir, il peut être ce qui précède nos manières de percevoir et nos perceptions elles-mêmes. Dans ce retournement possible et cette diversité, les outils d’analyse et le mode de conception sont alternativement le moteur et l’objet de cette démarche.

Vous venez de lire un extrait de  40% de l’article complet qui est publié dans le livre : Images et Esthétique de la collection Images analyses aux Éditions de la Sorbonne. 

1- Mouvements des yeux

Contrairement aux emaki qui sont donnés à voir comme un tableau mural qui se déroule de manière narrative, ce dessin a été conçu comme un boustrophédon psychophysiologique : il est une forme concrète de ce que notre système visuel réalise à notre insu lorsque nous regardons un tableau, par exemple. « Nous » explorons par des allers-retours incessants plusieurs points de focalisation dont nous n’avons même pas conscience. Nous croyons opérer des déplacements visuels pour trouver une forme de satisfaction spontanée – rétinienne comme dirait Duchamp – mais en réalité, les études expérimentales de François Molnar ont prouvé, à travers l’étude des mouvements oculaires, qu’il existe « un parcours » avec des points de fixation qui tendraient à penser que ce n’est pas notre conscience ou notre goût qui détermine notre observation mais un désir de connaissance, « une attitude visant à déchiffrer ».

2- Courbes spectrales

Les courbes spectrales des sources utilisées ici sont un élément théorique très présent dans la conception et l’analyse de ma démarche, elles permettent de visualiser et d’anticiper les effets produits sur le système visuel . Les dessins orange éclairés en lumière orange apparaissent très lumineux, voire plus lumineux que le blanc du papier et cela est la conséquence de notre sensibilité à la luminance dans certaines zones du spectre visible : les courbes d’efficacité photo pique et scotopique montrent que du vert jaune à l’orangé nous percevons les couleurs comme si elles étaient plus lumineuses que les autres couleurs du spectre visible. À l’inverse, les dessins orange éclairés en lumière verte apparaîtront d’une couleur très difficile à identifier, ni grise, ni noire, ni orange, ni verte, ni colorée…

Cette absence de repère au niveau perceptif constitue aussi l’un des enjeux de la démarche : introduire une sorte de méconnaissance dans la perception et en particulier sur le plan de la perception des interactions entre les couleurs source et les couleurs surfaces. C’est par la mise en scène d’un questionnement pluriel et dialectique que l’exploration aux sens psychophysiologique et artistique a quelques chances de nous donner le goût de l’art…

Artiste plasticien et enseignant chercheur à l’U.F.R 04 de l’Université de Paris 1, (Maître de Conférences en Sciences de l’Art) membre du C.E.R.A.P., C.R.I.C. Etudes théoriques dans les champs du dessin et de la psychophysiologie de la perception visuelle.
Voir la publication de la Sorbonne

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