ENQUÊTE SUR LA RÉCEPTION
Il existe plusieurs façons d’aborder un document visuel avec les outils de la sémiotique. Dans l’étude qui suit, nous n’avons pas adopté les modes surplombant et désincarné qui sont généralement ceux des sémioticiens. Nous avons préféré élaborer une enquête sur la réception et livrer au lecteur deux interprétations d’une œuvre de Goya. Ces interprétations font ensuite l’objet de notre analyse.
Pour cela, nous avons demandé à Denise et Quentin de regarder attentivement une grande reproduction de l’œuvre de Goya, puis nous les avons invités à répondre à nos questions sur cette œuvre et ses détails.
Bien qu’ils appartiennent au même groupe culturel occidental, Denise et Quentin n’ont pas la même expérience de la vie et ne disposent pas des mêmes référents. Au moment de l’enquête, Denise était une femme de quatre-vingt-dix ans alors que Quentin n’en avait que treize.
Ainsi qu’on le verra, regarder cette peinture et témoigner de son expérience et de son interprétation n’engagent pas la personne de la même façon si elle est à l’aube de sa vie, en son milieu ou vers sa fin.
Si Denise et Quentin voient sensiblement les mêmes formes et les mêmes figures, celles-ci ne produisent pas sur eux les mêmes significations. Quentin voit une image donc il reste distant alors que Denise se voit et se vit dans tous les détails de l’image. Quentin regarde des vieilles femmes d’une autre époque, Denise se compare aux personnages. Elle est une femme qui a vu le temps transformer son corps et y inscrire les signes de l’âge.
L’image est-elle polysémique ?
Non, en revanche ce sont les conditions de l’interprétation qui le sont.
Comme la majorité des images, celle-ci est construire pour capter et diriger le regard et même déterminer ses interprètes à penser par elle. Cette pensée interprétante est ici une construction élaborée à partir d’une triple expérience. Tout d’abord cette enquête est une occasion d’actualisation de trois modèles du monde (Umwelten), celui de Denise et de Quentin, ainsi que le nôtre. Ces modèles du monde sont confrontés à celui de l’œuvre et à l’impact de ses déterminants, mais aussi au protocole de l’enquête qui possède lui aussi son modèle du monde et qui l’impose en contraignant les uns et les autres à adapter leur univers à cette expérience guidée. Nous savons bien qu’étudier un être vivant dans des conditions expérimentalement construites, c’est lui faire un milieu, lui imposer un milieu. En conséquence, cette enquête est le milieu dans lequel tour à tour, Denise et Quentin vont construire une expérience d’interprétation et produire du sens.
L’ENQUÊTE
Cette enquête consiste en entretiens individualisés débutant par une phase de description et d’interprétation synthétique de l’œuvre, suivie d’une phase analytique systématique concentrée sur les différents protagonistes de l’œuvre et même sur ses détails. D’autres dispositifs d’enquête auraient pu être utilisés, une enquête collective proche du focus group ou une enquête à la première personne.
Que peut-on attendre d’un tel dispositif ?
Tout d’abord une démultiplication de l’expérience interprétative, et de ce fait une rupture avec le discours« objectif» du chercheur, qui cache son modèle du monde et son système interprétatif derrière son appareil théorique.
Par le jeu des comparaisons entre les discours, les modèles du monde et les processus interprétatifs sont mis en évidence, de plus, chaque discours construisant un parcours, celui-ci constitue un univers d’hypothèses et d’habitudes qui renvoient à la fois à une expérience commune et à une expérience singulière. En quelque sorte, ce sont des manières de voir qui sont dévoilées. La production discursive qui en résulte permet d’extérioriser, au moins en partie, des phases du processus interprétatif tour en conservant les marques de son énonciation singulière et en évitant de succomber à la tentation du discours érudit à la rhétorique conventionnellement impersonnelle. En conséquence la production de sens est vraiment incarnée par des personnes vivantes. Ce dispositif permet d’éviter les procédures d’objectivation qui laissent penser que c’est l’objet (intentio operis) qui parle de lui-même. Cette conception du signe coupé du processus interprétatif étant incompatible avec la sémiotique relationnelle de Charles S. Peirce à laquelle nous adhérons. Chacun avec son expérience, ses schémas de pensée, ses références, sa culture et surtout sa proximité ou sa distance avec le thème évoqué a participé à cet entretien en explorant l’œuvre et en focalisant son attention sur telle ou telle de ses dimensions. Des interprétations riches et différentes ont émergé amour des questions du temps, de l’âge, des illusions, de la vieillesse, de la sénescence, du déclin et de la mort.
L’œuvre de Goya est-elle réduite à un prétexte ?
Nous ne le croyons pas, bien au contraire, nous pensons que les dialogues qui se sont élaborés entre l’œuvre, nous, Denise et Quentin ont été des moments de la vie de cet objet. Ce texte en est un autre et chaque lecteur produira sa propre réanimation de l’ensemble.
En deçà de la singularité des parcours interprétatifs et des différences qu’ils produisent, Denise et Quentin partagent un fonds culturel commun. En dépit de leurs différences de sexe, d’âge et d’expérience, ils appartiennent à la même communauté interprétative générale et partagent avec ses membres de nombreux dispositifs programmés pour saisir le monde et agir en conséquence.
Ainsi l’un et l’autre ne sont pas déroutés par l’analyse d’un document visuel. La situation de l’entretien guidé et approfondi ne les perturbe pas. Tous deux parlent avec aisance et ans hésiter de l’univers figuré qui leur est présenté.
Quelle est la valeur scientifique d’une telle approche ?
Bien que Denise et Quentin ne soient pas des experts de la peinture ou de l’analyse d’image, leur discours n’est pas non plus un discours ordinaire. L’enquête et son protocole ont densifié leur attention, et leur temps d’exploration de ce document est sans commune mesure avec le temps d’interprétation habituellement requis dans des situations ordinaires au musée ou dans un livre. Les œuvres (ou leurs reproductions) exposées dans l’espace domestique ont un autre parcours où les phases de banalisation succèdent aux phases de force intensité sémiotique.
Le travail d’investigation de Denise et Quentin est amant provoqué par nos questions que par les questions que pose l’image. Les tensions, résistances et incongruités provoquent des doutes et en conséquence des tentatives de résolution de ces doutes.
L’étude savante porte, elle aussi, sur ces doutes et leurs résolutions, c’est-à-dire sur les croyances, habitudes, abduction, inductions et déductions qui sont à l’œuvre dans le processus interprétatif.
Plutôt que de livrer le produit fini d’une exploration experte, plutôt que de prétendre livrer le sens définitif d’une œuvre, nous préférons exposer le travail d’exploration du sens. Plutôt que d’habiller notre propre processus interprétatif d’un uniforme académique, nous avons préféré observer le chemin qui se construit en marchant.
Plutôt que de suivre le parcours de nombreux individus, ce que nous avons fait à d’autres occasions, nous avons ici concentré notre attention sur deux regards, deux parcours interprétatifs, deux façons de construire du sens qui se distinguent par la différence de sexe, mais surtout par l’écart extrême d’âge et donc d’expérience de la vie et du vieillissement.
Sur ce point nous nous rapprochons du point de vue méthodologique de Nathalie Heinich, qui invite à traiter les œuvres « selon une perspective pragmatique, c’est-à-dire dans les situations concrètes où elles sont produites, transmises et perçues, et en observant ce qu’elles font plutôt que de décrire ce qu’elles sont ou de dire ce qu’elles valent. »
En général, nous posions des questions en suivant l’ordre d’un protocole prédéfini, puis nous laissions répondre nos interlocuteurs, mais souvent, Denise et Quentin suivaient leurs propres chemins et nous les avons laissés faire. Toutefois, pour faciliter la lecture comparative nous avons regroupé leurs déclarations en fonction des éléments concernés. À de rares occasions nous avons invité l’un ou l’autre à aller plus loin dans son interprétation. La méthode étant de type compréhensive, ce qui nous importait, c’était d’accéder à la construction de la signification.
À mesure que Denise explorait les signes du décharnement dans les corps peints, ses mains effleuraient les saillances de son propre corps. Elle incorporait l’image dans une sorte de lecture indicielle transférée. La femme peinte fonctionnait comme une carte d’elle-même. L’exploration de Denise était simultanément ou successivement intériorisée et projective, critique et empathique. Elle vivait ce qu’elle voyait, et elle savait que le peintre savait aussi ce qu’il avait peint. Elle le devinait en tissant les signes qui ne la trompaient pas. Et la croyance qu’elle élaborait alors était sans doute juste. En effet, en 1812 Goya avait 66 ans, il venait de perdre son épouse Josefa Bayeu, qui était décédée à l’âge de 65 ans.
PREMIÈRES DESCRIPTIONS ET INTERPRÉTATIONS
Pour débuter l’exploration de l’œuvre de Goya, nous avons invité Denise et Quentin à en fournir une description générale. Ces descriptions sont ici présentées avant d’ être analysées par nos soins.
Quentin
«Je vois tout d’abord deux vieilles femmes dont une qui est vêtue d’une robe de mariée. L’autre est peut-être son amie ou sa servante, je ne sais pas. Elle lui montre un miroir au dos duquel est écrit « Qué tal ? « , ce qui veut dire » comment ça va ? » Elle veut lui montrer les marques du temps sur son visage, des marques qui sont très prononcées.
Derrière elles, on voit un grand homme barbu qui tient un balai. Il a des ailes, c’est peut-être un ange ou peut-être Dieu, on ne sait pas.
Au-dessus de ce personnage barbu, on voit un personnage assez effacé avec un bouclier.
Dans les cheveux de la dame en robe de mariée, on voit une flèche, c’est un bijou, on se demande ce que ça fait là.
La servante ou l’amie ressemble à une morte, elle a même l’air décomposé. On ne sait pas quel âge a l’homme qui est derrière, il semble assez vieux, mais il est encore assez robuste, tandis que les deux dames ne le sont plus vraiment. Il me semble que ce tableau porte sur la marque du temps.
On voit que la vieille dame blonde porte une montre … Peut-être que c’est un signe du temps, ou pour montrer le temps, ou je ne sais pas.»
Analyse
1 – Dès la première phrase de sa description, Quentin note qu’une de vieilles femmes porte une robe particulière qu’il qualifie de « robe de mariée ». Cette rencontre entre les signes de la vieillesse et ceux de la jeunesse crée pour lui une dissonance qui dirige aussitôt une interprétation globale de l’œuvre. Selon lui, l’amie ou la servante s’aide d’un miroir pour révéler la dissonance. Le miroir qu’elle tend est l’instrument de la dissociation entre les signes de la confusion de la “Jeune-Vieille” et les signes de la vieiIlesse «prononcée ». La dissonance est un signe qui émarge. Elle résulte de la mise en péril des règles sociales qui contrôlent la distinction des générations et leurs signes spécifiques.
2 – La seconde phase est exploratoire. Elle débute par l’identification d’un troisième personnage : un homme, barbu, ailé, qui tient un balai. Ange ou dieu ? Quentin hésite. Elle se prolonge dans la découverte d’un autre personnage presque effacé, qui est lui doté d’un bouclier. À la recherche d’une voie, Quentin remonte la piste des accessoires et s’interroge sur la flèche-bijou. Le balai, le bouclier et la flèche inaugurent-ils des fausses pistes ou réclament-ils des compléments d’informations? Pour être interprétés, certains signes réclament des compléments externes aux seules informations du tableau et aux seuls savoirs de Quentin. Il manifeste ces manques en ponctuant ses hypothèses par des « je ne sais pas ».
3 – La recherche de nouveaux signes à interpréter inaugure une troisième phase. Quentin revient à l’amie servante dont il associe les traits à ceux d’une morte presque décomposée. Ces signes de la mort réintroduisent la question des âges et permettent de conclure que tous les personnages sont vieux, et particulièrement les femmes. Tous les signes locaux se coordonnent alors en un signe plus général et plus accompli qui concerne tout le tableau et la « marque du temps ». Pour Quentin, le tableau est un espace narratif, qui met en scène des vieux pour signifier le temps. Sur ce point, il convoque un interprétant assez répandu dans la culture occidentale pour laquelle la vieillesse peut symboliser la durée et le temps passé. Dans sa lancée, il identifie soudain une “montre” sur le bras de la vieille dame blonde. Cela confirme son interprétation et conclut sa description. “C’est tout ce que je vois.”
Denise
« C’est la vieillesse qui voit le bout de la route et la mort, et c’est la vie qui balaye. Nous sommes tous balayés au bout de la route. Cela fait songer à la mort, c’est vraiment une fin de vie. La personne a l’air assez épouvanté. “Qué tal ? » Comment vas-tu ? C’est bien ce que je suppose, la mort lui dit : où en es-eu ? Le coup de balai est là pour déblayer le terrain. Pour moi, c’est ça. Et j’en suis au même point.
La vieille dame se sent au bout, c’est certainement quelqu’un de riche qui a bien profité de la vie. Elle redoute probablement la mort, mais elle se maintient jusqu’au bout. Elle ne sait peut-être plus très bien où elle en est. En tout cas, je pense qu’intérieurement elle refuse le fait. Elle refuse la mort. Elle la sent, mais elle ne s’aperçoit pas que le coup de balai est derrière elle et qu’il arrive rapidement. »
Analyse
D’emblée Denise s’identifie à ce qu’eIle interprète comme une scène de mort imminente: «j’en suis au même point», dit-elle. Les protagonistes de ce drame sont la vieillesse, la mort, et la vie qui balaye. D’un «nous» très général, Denise passe très vite au «je» de l’expérience personnelle. Son interprétation du tableau est très liée à ce qu’elle vit, à ce qu’elle éprouve, à ses doutes et à ses peurs. Dans un second temps, elle prend un peu de distance avec ce personnage qu’elle imagine riche et ayant bien vécu. Elle interprète l’attitude de cette femme qui se « maintient jusqu’au bout» en alternant deux registres : celui de la résistance un peu crâne et celui de la peur. Les mots de la dernière phrase semblent inspirés d’une scène de chasse, la proie sent la mort qui rôde, mais ne s’aperçoit pas qu’elle est sur le point de frapper.
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