En 1919, à Paris, Marcel Duchamp dessine sur une reproduction de La Joconde de Léonard de Vinci, format 19,7 x 12,4 centimètres, une fine moustache et un petit bouc. Il ajoute sous l’image les cinq lettres LHOOQ, qui forment, prononcées l’une après l’autre, « contenu une plaisanterie très osée sur La Joconde ».
Par ces discrets ajouts, Duchamp commit l’un des attentats symboliques les plus fameux du XXème siècle artistique.
Cette provocation dadaïste se donne d’abord à voir comme un acte de profanation d’un tableau consacré comme « chef d’œuvre » de la peinture occidentale et, au-delà, de la notion même d’œuvre d’art. Mais elle peut aussi être perçue comme une mise en crise de la question du genre, ce qui fut rarement relevé.
S’il suffit en effet de quelques poils pour faire de l’énigmatique Gioconda un séduisant florentin, la frontière entre féminin et masculin, généralement conçue comme solidement ancrée dans la « nature » des sexes, s’avère être « infra-mince ».
A partir de cette image, nous voudrions ici rappeler comment s’est développée tout au long du XXème siècle une nouvelle manière de penser les genres, en particulier comment les concepts créés par les gender et queer studies, ont permis d’analyser autrement les représentations du masculin et du féminin.
Nul ne doute que le personnage peint entre 1503 et 1506 par Léonard soit une femme.
Mais la Mona Lisa moustachue de 1919 ? Femme travestie en homme, ainsi que l’indiquerait sa pilosité faciale ? Homme travesti en femme, comme pourraient le suggérer ses vêtements, sa longue chevelure et sa poitrine généreuse ? Drag king ou drag queen ? Ou transsexuel-le ou intersexuel-le, si ses caractères sexuels secondaires – seins, barbiche et moustache – ne sont pas postiches ?
Ce carnaval d’hypothèses n’est possible que si l’on envisage la distinction entre sexe et genre, et de possibles disjonctions entre l’un et l’autre, passagères ou durables.
Sexe : renvoie à la réalité biologique de la sexuation.
Genre : désigne la dimension psychologique, sociale et culturelle des identités sexuées, appelées dès lors identités de genre.
Sans l’idée du genre, apparue au XXème siècle dans le champ des sciences humaines, l’identité est toute entière indexée sur le sexe, réalité anatomique donnée ; avec la notion de genre, l’identité peut être pensée comme acquisition, construction, et déconstruction. Ici précisément, Duchamp brouille les apparences, se joue des évidences. Virilisant la Joconde, il jongle avec les signifiants, comme il le fera plus tard en inventant le personnage de Rrose Sélavy, son double travesti, en multipliant les jeux de mots, souvent basés sur des permutations – Rrose Sélavy (Eros c’est la vie) connaît bien le marchand du sel (Marcel Duchamp), rappelle Robert Desnos, ou en créant un Objet-Dard pouvant être aussi bien être perçu comme moule (de vulve) ou sculpture (de verge).Le monde selon Duchamp est un système de signes et de formes mobiles, labiles, nullement irréversibles. Ces quelques coups de crayon sur le visage de la Joconde marquent ainsi, dans l’histoire de l’art, le passage d’une conception essentialiste et naturaliste de l’identité à une approche constructionniste et critique.
Mona Lisa aurait certainement acquiescé à l’affirmation de Berkeley : « Être c’est être perçu. ». Glabre, elle nous apparaît féminine ; maquillée par Duchamp, elle nous semble masculine. Le genre est bien affaire de représentation. Tel les poils dessinés sur le visage de la florentine, il peut être défini comme « un artifice librement flottant » (Judith Butler), non arrimé à une « réalité » biologique qu’il n’aurait qu’à « exprimer ». Le genre se joue sur la scène sociale comme dans un théâtre, au cours d’une perpétuelle « performance ». Et il suffit qu’il soit « performé » pour être vraisemblable.
En suivant Duchamp, nous pouvons ainsi imaginer Mona Lisa en drag king : ne s’identifiant pas au rôle social dans lequel les stéréotypes de son temps l’enfermaient, elles se serait réinventée en femme virile, maniant l’épée, chevauchant les plaines toscanes, construisant des palais… Ou en drag queen : doux florentin que les étoffes soyeuses affolaient, tendre ami de Léonard (Freud, dans un essai paru neuf ans avant LHOOQ, prête à l’artiste une homosexualité latente ). Peut-être enfin la Joconde était-elle/il un double trouble de Léonard, sa Rrose Sélavy ?
Plus radicalement, il nous faut imaginer que la Joconde de 1503 pouvait être un individu de sexe et de genre féminins… Mais là encore, nous devons savoir penser son image comme une représentation, et son genre comme une performance. En effet, le passage d’une conception « expressive » (le genre exprimerait « la vérité » du sexe) à une conception performative du genre (il n’existe que par sa représentation, et ne nous semble naturel que par sa réitération, selon Judith Butler), oblige à penser celui-ci comme une performance en toute circonstance. En l’occurrence, même si sexe biologique et genre psycho-social paraissent « en accord ».
Pour ajouter une nouvelle torsion à cette énigme du genre de la Joconde, rappelons que Duchamp a présenté en 1965 une nouvelle reproduction de Mona Lisa, glabre cette fois, qu’il baptisa LHOOQ rasée !
Encore une hypothèse à envisager ! Nous pourrions ainsi conclure, avec l’écrivain oulipien Hervé Le Tellier : « Joconde jusqu’à cent (au moins) »
Depuis 1919, la Joconde est en fuite. Dans les décennies qui ont suivi son travestissement par Duchamp, les conceptions essentialistes et naturalistes du genre ont été méticuleusement et joyeusement déconstruites, dans le champ de l’art (avec Claude Cahun, Andy Warhol, Michel Journiac, Cindy Sherman, Eve & Adele, Leigh Bowery, Alberto Sorbelli, Brice Dellsperger) et dans celui des gender et queer studies. (avec notamment Judith Butler, Eve Kosofky Sedgwick, Monique Wittig, David Halperin).
Ces nouvelles représentations, ces nouveaux concepts ont permis et accompagné l’apparition d’une multitude identités et de formes de subjectivation inédites, loin des binarimes réducteurs et des assignations normalisantes masculin/féminin, homo/hétéro.