par René Magritte - Londres, 1938, Huile sur toile, 147 x 98,7 (cm),
Chicago, Art Institute, © ADAGP.

La durée Poignardée – Esthétique

analyse par Christophe Genin

Que dire sur un tableau de Magritte qui ne soit préalablement déjugé par le peintre ? En effet, celui-ci répéta que sa peinture était faite de « pensées qui deviennent visibles », mais que « ces pensées échappent à toute interprétation ».

Dès lors quelle légitimité avons nous comme interprète, a priori révoqué en doute ?

Une étude, interne ou externe, est par principe invalide pour Magritte. Il ne nous reste donc plus qu’à regarder son tableau muets. Sauf si Magritte lui-même parle par notre bouche. En effet, ce peintre du mystère est plutôt prolixe ! Plus encore sa conception de la peinture est si cohérente qu’elle fait presque système. Pour lui plusieurs éléments entre en jeu : le rapport entre les mots et les images à l’intérieur du tableau, le rapport entre les mots du titre et les choses représentées, le rapport entre les choses peintes.

Si nous voulons, non pas percer, mais entendre le mystère de La durée poignardée, il nous faut suivre le peintre à l’œuvre, en l’œuvre . Son tableau n’exprime ni idées ni sentiments ni inconscient. Il ne projette ni affect ni pulsions. C’est pourquoi il refuse toute interprétation réduisant son tableau à l’illustration d’une association d’idées. Son tableau rend visible des pensées dont le degré de conscience est plus ou moins intense. Voyons la continuité de sa pensée :
-la peinture est une pensée visible,
-la peinture est une poésie visible,

De là nous conclurions que la poésie est une pensée ; et nous concluons bien puisqu’il dit :
-la poésie est une pensée inspirée.

De là nous pouvons conclure : la peinture est une pensée inspirée visible. Rendre visible l’inspiration, voilà l’art de peindre. Qu’est-ce donc que l’inspiration ? Magritte le dit : unir les figures du monde visible (ce qui exclut les idées et les sentiments, invisibles).

Magritte affirme que ses tableaux sont peints selon cette « méthode ». Encore faut-il, que cette substitution ne soit ni accidentelle ni arbitraire, mais la « seule réponse exacte » à un problème d’association.

Le principe de la composition picturale reprend donc bien la règle surréaliste : la rencontre inopinée de deux objets apparemment étrangers entre eux, alors qu’elle repose sur une affinité secrète. Une affinité qui met le spectateur en état de choc, ce choc étant l’éveil à la poésie du monde.

Magritte cherche donc à rendre visible cette affinité. Pour cela il dispose de trois données : l’objet, la chose associée à cet objet dans l’ombre de sa conscience, la lumière où cette chose doit parvenir. Rendre visible c’est donc faire passer de l’ombre à la lumière, convertir une obscure aperception personnelle en une évidence commune. Que dit-il de La Durée poignardée ? «
Pour la locomotive, je la fis surgir du foyer d’une cheminée de salle à manger au lieu de l’habituel tuyau de poêle. Cette métamorphose s’appelle La Durée poignardée. » Ici l’objet est la locomotive. A celle-ci Magritte associe un poêle, affinité compréhensible puisque la chaudière de l’un évoque le fourneau de l’autre. Ce poêle, présent dans l’ombre de sa conscience, est habituel dans les foyers. Ici Magritte peint un intérieur bourgeois, une partie d’une salle à manger, telle qu’il put en connaître en 1937-1938, quand il alla plusieurs fois à Londres et fut hébergé chez Edward F.W. James, avec une pendule, un miroir, des chandeliers, des lambris et un parquet de chêne.

La locomotive et le poêle relèvent d’un même genre : la fumisterie et la mécanique élémentaire. Locomotive, poêle, cheminée ont une même affinité pour la chauffe. Soit, mais on comprend mal pourquoi Magritte sent le besoin de remplacer un poêle par une cheminée : faire surgir la locomotive d’un poêle serait déjà étonnant ! Pourtant cela lui semblait trop quelconque parce que familier, donc sans effet bouleversant. D’où le remplacement du poêle par une cheminée qui représente cette lumière où le surgissement de la locomotive doit parvenir, ce qui est d’ailleurs le cas puisque la lumière du tableau se focalise sur cette cheminée. Il y a donc une affinité entre une cheminée et une locomotive. Affinité nette quand on sait qu’une locomotive à vapeur comportait une soute à charbon, un âtre et une cheminée.

Pourtant il ne s’agit pas ici d’un syllepse qui associerait une cheminée de maison à une cheminée de locomotive, puisque cette cheminée est condamnée : l’âtre est occulté, réduit à n’être qu’une décoration d’intérieur bourgeois.

A vrai dire tout paraît normal dans cet appartement. Il se trouvait des cheminées dont on n’avait conservé que l’évacuation. La locomotive est donc bien ici l’élément étranger. Cet engin est défini : une compound à boggies pour grands express, type Pacifics 140C ou 230G.

Elle relève d’une histoire de la mécanique et de la technique. Agnès de la Beaumelle interprète par contextualisation La durée poignardée comme une « peinture noire » liée à la guerre d’Espagne
et une prémonition de la seconde guerre mondiale par ses
« machines métalliques à l’irruption inquiétante ».

Néanmoins Magritte, averti des enjeux géo-politiques de son temps, n’a jamais prétendu faire des œuvres engagées. Elles semblent plutôt étrangement intemporelles. Après tout « la durée poignardée » pourrait signifier par hypallage un écoulement arrêté net.

Dans la conférence de Londres, Magritte transforme l’énoncé « the flying white breath of education » (le blanc souffle aérien de l’éducation) en substituant au « blanc souffle aérien » le panache de fumée d’une locomotive. Celle-ci serait ce « souffle blanc » ; dès lors nous comprenons pourquoi elle vole ici, même si, en fait, nous ne comprenons rien du tout !

A moins de tordre les mots dans tous les sens, que le blanc souffle aérien de l’éducation (qui en soi est déjà un cadavre exquis) devienne le blanc panache d’une locomotive, et que cette fumée machinale sorte d’une cheminée obturée, tout cela semble sans rapport même si tout délire d’interprétation peut toujours inventer un rapport de tout avec tout…

Pour comprendre la « métamorphose » en jeu dans La durée poignardée il nous faut donc revenir au travail même de Magritte : peindre. Pourquoi donc considérer la locomotive comme un « problème » pictural ? Une petite recension de ce motif dans les arts plastiques nous montrera que cette question n’est pas inepte. La locomotive fait problème au moins depuis Turner : comment la peinture, immobile, peut-elle représenter la vitesse ? Comment figurer l’évolution de la forme jusqu’à sa propre dissolution, comme c’est le cas pour le panache de fumée d’une locomotive ?

Un art mécanisé se devait de célébrer la mécanique : cette locomotive qui vient sur nous est bien ce dragon d’acier qui fit sortir de la salle les premiers spectateurs voyant l’entrée en gare du fameux train de La Ciotat, des frères Lumière ! Violence d’une mécanique dont la force aveugle brise la tendresse de l’intimité.

En ce sens la locomotive exprime la conquête de l’espace, l’ailleurs et surtout la modernité : la redéfinition du temps et de l’espace humains à l’aune de la technique.

Celle-ci n’est plus la somme des moyens à la disposition des fins humaines, mais devient une dimension de l’efficacité qui, devenant une fin en soi, impose son rythme et son ordre à l’homme. La locomotive représente cette vitesse qui dépasse l’homme, cette machine qui l’aliène, cet ailleurs qui le hante, cette modernité qui le travaille. Elle est d’ailleurs l’héroïne de La bête humaine de Jean Renoir, film sorti l’année même où Magritte peignit La durée poignardée.

L’irruption de la locomotive dans le salon : voilà l’altérité (l’ailleurs, la machine) au cœur même de l’intimité, voilà l’expérience d’un transport, dans tous les sens du mot.

Le point commun aux peintres cités plus-haut est que représenter une locomotive lancée implique une fragmentation de la forme, de l’espace, de l’objet. La restitution synthétique d’un temps mobile dans un espace uniforme implique de penser cet espace comme le kaléidoscope de nos perceptions. Or Magritte refuse cela en procédant par interpénétration : ici l’espace et le temps sont homogènes comme si une machine surgissait dans un salon sans trouble. Cette interpénétration tranquille est obtenue par un changement d’échelle, par une miniaturisation : l’engin est un modèle réduit, ramené aux proportions de la cheminée. Ainsi réduite la machine peut se placer sans désordre matériel dans un espace préconçu ; mais c’est justement une telle indifférence matérielle qui produit un désordre mental, car la réduction comme l’irruption de la locomotive n’en apparaissent que plus immotivées.

Pourtant qu’est-ce qui nous fait dire qu’il s’agit d’une « vraie » locomotive et non d’un modèle réduit justement ? Pourquoi opterions-nous pour la représentation d’une Pacific 140C plutôt que pour une maquette ? Autant les veines du chêne et du marbre sont réalistes, autant le chandelier, la pendule, le miroir multiplient les détails mimétiques (comme le verre biseauté du miroir), autant cette locomotive est simplifiée : maints détails mécaniques sont absents. A vrai dire, phénoménalement le tableau de Magritte ne nous permet pas de décider s’il s’agit d’une « vraie » locomotive introduite dans un salon par la magie du rêve ou d’un modèle réduit fonctionnel. L’effet bouleversant résulte en fait de l’anticipation du spectateur qui, du fait de cette réduction, a une vision synthétique de l’objet, alors identifié par avance comme une locomotive, laquelle est associée par habitude à un seul type de lieu, la gare, d’où l’effet de rencontre insolite.

Dans sa peinture Magritte ne discute pas avec un modèle (ici la Pacific 230G), ni avec un matériau (le pigment, la pâte), ni même avec l’usager qu’on dérouterait par une composition sucrée-salée (une notion abstraite, comme « durée »mariée à un terme concret comme « poignardée ») dont l’usage systématique serait une ficelle. Il discute avec le mystère du monde.

L’insolite dont fait montre La durée poignardée ne répond ni à un goût du bizarre ni à un système de pensée (comme chez Breton) mais à la mise en œuvre d’une contradiction pour freiner toute velléité d’interprétation.

Ainsi le titre ne fait pas fonction de légende, comme si le mot, double de l’image, disait ce qu’il fallait en dire, mais d’énigme, comme si le mot, trouble de l’image, taisait ce qui ne peut se dire, et le tairait d’autant mieux en couvrant le secret d’un masque plurivoque fascinant l’herméneute.

Après tout, engin de traction ou jouet de collectionneur, peu importe ici car la locomotive est une figure dont l’intérêt pictural réside dans sa contradiction même. Non pas tant l’opposition entre un intérieur bourgeois et une machine en voyage, mais la contradiction inhérente à la machine même : la rectitude froide, noire et figée de l’engin contraste avec son panache chaud, blanc et fluide. Elle met en œuvre la fluidification de la forme et la vaporisation de la matière.

En cela elle est bien la représentation d’un processus de sublimation : le passage d’un état solide à un gazeux sans en passer par l’état liquide. Peut-être la mort comme libération de l’âme éthérée hors d’un corps roide dont elle était principe d’animation.

Aurions-nous tort d’avoir l’intuition d’une mort comme évidence du tableau ? Il ne nous montre aucun signe de la mort, nous objectera-t-on. Il fait advenir à la lumière le noir métal et la blanche vapeur. Cette lumière vient de notre droite et porte les ombres de la machine et des aiguilles de la pendule. Une lumière solaire, externe qui se manifeste à l’intérieur par la noirceur de l’ombre : « pour le soleil j’ai trouvé comme réponse : un tombeau. »

En effet, en prenant le soleil comme point de départ du voyage que nous faisons, en prenant le soleil comme étant notre origine, il ne nous est pas possible actuellement d’envisager pour ce voyage un terme plus lointain que la mort. Le mystère du monde reste la capacité pour l’artiste à montrer la mort, à rendre visible l’invisible, à mettre en lumière le royaume de l’ombre.

La durée poignardée : le temps assassiné ou le ciseau de la Parque. Une pièce vide, vidée comme après un décès ; une locomotive dont le souffle aérien mène ailleurs, au-delà, un voyage sans horizon connu ; une lumière qui vient réchauffer une cavité de marbre ; et le temps qui court sans spectateur pour lire l’heure. Là bas, au sommet de la cheminée, un blanc souffle aérien se mêle aux nuages dans un ciel bleu : une âme enfin rendue à l’évidence…

La méthode est inclue dans l’analyse

Professeur d'esthétique et d'études culturelles à l'Université Pris 1 Panthéon-Sorbonne, de la licence au doctorat. Il a été professeur invité en Chine et au Mexique. Ses recherches de philosophie appliquée portent sur les enjeux culturels contemporains (street art, kitsch, numérique, inter et multi-culturalité), de l'art à la politique. Il est membre des conseils centraux de Paris 1 (CFVU, conseil académique restreint); président du comité consultatif scientifique de l'UFR; directeur adjoint de l'Ecole doctorale 279; co-directeur de la mention EAC (esthétique-arts-culture).
Voir la publication de la Sorbonne

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