Lettres au maire de V. d’Alex Barbier (1998) est une bande dessinée illustrant les possibilités graphiques et narratives de la technique de la « couleur directe ». L’auteur d’une telle œuvre ne sépare plus les divers aspects de la production d’une bande dessinée, qu’il réalise « directement » sur la planche.
L’analyse de la page inaugurale du livre permet non seulement de faire porter l’attention sur le motif capital de la « main », qui joue un rôle à tous les niveaux de l’histoire, mais aussi et surtout de s’interroger sur la manière dont le traitement de ce motif selon la technique de la « couleur directe » intervient sur la construction même du récit et la signification que le lecteur est invité à produire.
L’analyse présentée ici croise une double méthodologie : d’une part les études de la communication non verbale, qui précède et excède la mise en scène visuelle de la main ; d’autre part la théorie de la médiagénie, qui relève d’une sémiotique de l’image.
L’analyse porte d’abord sur la manière dont la main tient les instruments visibles dans les cases. Ces instruments sont représentés de manière ambivalente, car l’instrument d’écriture est aussi un instrument de torture, tandis que la feuille de papier peut aussi être lue comme une porte. De plus, il n’y a pas de lien univoque entre ce que semblent faire la main gauche (tenir une feuille, frapper à une porte) et la main droite (dont le rapport à l’instrument n’est pas moins complexe).
La main peut assumer elle-même le rôle d’un instrument. On étudie ici comment la main même devient un instrument d’écriture, mais aussi de torture. Ici encore, la grande ambivalence au niveau des formes et des sens se fait jour. La main peut blesser, mais aussi être blessée, et ce à travers la même représentation. La main comme instrument tend également à mettre en exergue la structure formelle de la main, intermédiaire entre le bras et corps, d’une part, et les doigts et les ongles, d’autre part.
L’étude de la morphologie de la main comporte divers aspects : d’abord les propriétés formelles internes de la main, comme la couleur ; ensuite la position de la main, dans la diégèse comme dans l’image qui la représente ; puis le geste suggéré par le dessin et par la succession des cases ; enfin les rapports formels et sémantiques entre la main et le cadre environnant dont il n’est pas toujours possible de la détacher.
Comme l’image analysée montre uniquement des mains, non le corps dont ces mains font partie, il est nécessaire de s’interroger sur cette relation, qui s’avère ici hautement problématique. Littéralement, ces mains appartiennent au personnage de l’épistolier dont parle le titre du livre. Métaphoriquement, tout nous invite à y voir aussi une projection des mains du dessinateur, puis aussi du lecteur, ce qui correspond dans l’album au brouillage des rôles du destinateur et du destinataire.
Les mains sont ici représentées de manière relativement immobile. Mais la spécificité de la bande dessinée, qui se fonde sur la pluralité et l’enchaînement de cases, fait que les mains passent d’une position à l’autre. Ainsi s’esquissent des mouvements imperceptibles au niveau des images indépendantes.
Mais à l’instar des autres aspects de la main, les gestes ne peuvent pas être interprétés de manière univoque.