par Plantu.

Le scénario de Ben Laden. Interprétation d’un dessin de presse

analyse par Nicole Everaert-Desmedt

Notre objet d’étude est un dessin de Plantu à propos des attentats du 11 septembre, paru dans Le Monde, le 25 septembre 2001. Pour interpréter un dessin de presse, le lecteur doit connaître les événements de l’actualité, et les reconnaître dans le dessin, pour que celui-ci lui apporte en retour une connaissance nouvelle à propos de ces événements. Les faits à connaître sont indiqués dans le contexte immédiat du dessin : dans le titre principal du journal, l’éditorial ou le sommaire.
Ici, il est question, dans le titre principal, du « scénario américain de la guerre qui vient ». Un article, annoncé dans le sommaire, parle de « la toile financière d’Oussama Ben Laden « et note que les indices matériels liant les kamikazes à Ben Laden restent minces ».
Nous verrons comment ces informations du journal, utilisées par Plantu, reçoivent dans son dessin une nouvelle interprétation.

LE PLAN DE L’EXPRESSION

Nous pouvons répertorier les formes graphiques qui occupent l’espace de l’image :
Un couple de formes, de même type et de mêmes dimensions :
– Deux pentagones, qui occupent chacun un tiers de la surface de l’image, l’un à gauche (représenté en volume) et l’autre à droite (en plan).

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– Une forme centrale, qui se démarque par sa couleur :
Un groupe de soldats (ils sont cinq, comme les cinq côtés des pentagones), portant un drapeau. La longueur de la ligne formée par les soldats est de 3,8 cm (comme le côté le plus long des pentagones). Les soldats sont en mouvement, contrairement aux pentagones qui sont fixes. Ils se déplacent du pentagone de gauche vers celui de droite.
Le drapeau fait partie de la form1 constituée par le groupe de soldats, par la continuité (il est porté par le premier soldat) et la couleur (alors que les autres formes de l’image sont en noir et blanc), mais en même temps, il s’en distingue (forme organique des personnages vivants vs forme géométrique de l’objet inanimé ; couleur uniforme des soldats vs couleurs spécifiques du drapeau).
Le drapeau est au centre de l’image ; plus précisément, il vient de franchir le centre (si l’on suit le mouvement de la course des soldats), l’extrémité gauche du drapeau se trouvant sur la ligne qui coupe verticalement l’image en deux parties égales (d’une longueur de 7,8 cm). Le coin inférieur gauche du tissu du drapeau se trouve exactement au croisement des deux diagonales de l’image.
Deux autres formes :
Deux formes en rapport avec l’espace hors cadre (voir les deux coupures du bord de l’image), et en contact respectivement avec un pentagone : l’avion et l’araignée. Celle-ci présente, à la place de son corps, une autre forme identifiée comme telle : un visage humain.

LE PLAN DU CONTENU

Le niveau figuratif

– Les contractions figuratives

Les dessins de Plantu se caractérisent par des contractions sur les trois composantes figuratives : acteurs, espaces, temps.

– Contraction actorielle :

Ben Laden est en même temps une araignée. Les soldats sont en même temps des employés qui s’enfuient du bâtiment en feu, et des insectes qui se précipitent dans la toile de l’araignée.
– Contraction spatiale :

Deux espaces qui, en réalité, n’ont rien de commun (le bâtiment du Ministère américain de la Défense à Washington et l’Afghanistan où est supposé se cacher Ben Laden) sont rapprochés dans le dessin par leur taille et leur forme : ce sont deux Pentagones. Dans une seule et même course (on pourrait presque dire d’un seul pas), les soldats sortent d’un Pentagone pour se précipiter dans l’autre.

– Contraction temporelle :

Tout se passe en même temps : le crash de l’avion, la fuite des occupants du bâtiment, l’assaut du commando et le guet de l’araignée. Et ce qui ne se passe pas encore est imminent : le premier soldat du commando n’a plus qu’un pas à faire pour atteindre la toile…

– Les configurations ou motifs :

Le dessin présente trois motifs :

1. L’attentat suicide aérien
2. La toile d’araignée
3. L’assaut d’un commando

Ces trois motifs s’enchaînent de façon linéaire dans le dessin, de gauche à droite : fuyant leur Pentagone attaqué (motifs), les Américains se précipitent à l’attaque du Pentagone de Ben Laden (motifs n. 3), sans se rendre compte que ce Pentagone est une toile d’araignée dans laquelle ils vont se prendre (motifs n. 2).

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Le niveau narratif

– La structure narrative

Le récit se déroule en deux épisodes successifs. La transition entre les deux épisodes se fait par le mouvement de course des soldats, qui peut être interprété à la fois comme fuite (situation finale du premier épisode) et comme assaut (situation initiale du deuxième épisode).

– La relation des anti-sujets

Ben Laden et les Américains sont des anti-sujets : chacun des deux sujets cherche à prendre l’autre comme objet.

– Le parcours narratif des Américains comprend deux étapes : un programme narratif principal (capturer Ben Laden) et un programme narratif d’usage (s’emparer du Pentagone de Ben Laden).

Le parcours narratif de Ben Laden est plus complexe. Pour prendre les Américains, il leur tend un piège. Il a élaboré toute une stratégie. Son parcours narratif se déroule en trois étapes : pour prendre les Américains, il les pousse à venir attaquer son Pentagone ; et pour provoquer cette riposte, il attaque tout d’abord – ou, plus exactement, il fait attaquer par les kamikazes – le Pentagone des Américains. Ben Laden se positionne donc en sujet manipulateur à l’égard des Américains et de l’avion.

Alors que l’article accompagnant le dessin considère que « les indices matériels liant les kamikazes à Ben Laden restent minces », Plantu nous invite à les mettre en rapport. En effet, le parcours du regard, qui suit le mouvement dans le dessin et passe par la double coupure du cadre, fait la liaison entre Ben Laden (situé hors du cadre) et l’avion (venu du hors-cadre).

Quand les Américains toucheront la toile, au lieu de s’emparer de celle-ci (objet), ils tomberont dans le piège, donc, en quelque sorte, ils se donneront eux-mêmes comme objet à la toile. Celle-ci est une émanation de l’araignée Ben Laden, un attribut représentant son savoir-faire et son pouvoir-faire, donc un adjuvant qui fait partie de la sphère de l’actant sujet Ben Laden.

Le niveau thématique

Les deux Pentagones représentent des valeurs contraires. Le Pentagone 1, symbole même de la puissance militaire des Américains, s’oppose à la fragilité de la toile d’araignée :

PUISSANCE FRAGILITE

Mais la puissance est niée par l’attaque de l’avion (non-puissance), et la fragilité n’est qu’apparente puisque la toile se révèle être un piège (non-fragilité).

Nous pouvons tracer le parcours ci-dessous sur le carré sémiotique :

Le Pentagone 1 est l’emblème de la puissance militaire américaine
Le Pentagone 1 attaqué n’est pas aussi puissant qu’il ne paraissait.
Fragilité apparente du Pentagone 2, qui n’est qu’une toile.
La toile n’est pas si fragile : c’est un piège.

Le parcours du regard dans l’image se termine sur l’occupant du Pentagone 2, qui se trouve en marge, à l’abri, inaccessible. Il détient de la puissance ; une puissance occulte, inconnue, hors cadre ; une puissance cependant suffisante pour attaquer l’emblème de la superpuissance. Ainsi, le parcours thématique de ce dessin nous conduit d’une puissance établie à une puissance cachée.

Conclusion :

Plantu nous donne une interprétation de l’actualité qui s’écarte des titres du journal.

Notre analyse au niveau narratif, en mettant en évidence le rôle de sujet manipulateur joué par Ben Laden, nous a fait comprendre qu’il s’agit non pas d’un « scénario américain » – comme dit le titre principal du journal -, mais bien du scénario de Ben Laden.

Suivant le parcours du regard dans l’image, en tenant compte de la double coupure du cadre, nous comprenons que, selon Plantu, les indices matériels qui lient les kamikazes à Ben Laden ne sont pas « minces » – comme dit le journal -, mais évidents.

Notre méthode est élaborée dans le cadre standard de la sémiotique de l’Ecole de Paris.

Elle consiste à expliquer la production de la signification dans une image en mettant en relation un plan de l’expression et un plan du CONTENU.

Ce dernier est analysé à différents niveaux de profondeur, dans la perspective d’un lecteur modèle qui reçoit l’image d’abord à un niveau le plus concret (figuratif), pour atteindre, au terme de son interprétation, un niveau de signification plus abstrait (thématique), en passant par un niveau intermédiaire (narratif).

LE PLAN DE L’EXPRESSION

Les traits et les couleurs sont disposés sur la surface de l’image de telle façon qu’ils font apparaître des formes graphiques que nous pouvons identifier et répertorier.

LE PLAN DU CONTENU

Nous analysons le plan du contenu en commençant par le niveau le plus concret, le figuratif.

– Le niveau figuratif

Nous reconnaissons, dans les formes graphiques répertoriées sur le plan de l’expression et agencées entre elles, des acteurs, des situations et des comportements tels que nous pourrions les rencontrer dans la réalité extérieure. Nous observons les relations d’analogie et d’opposition entre les figures qui constituent l’image. Nous voyons ensuite comment ces figures s’organisent en configurations ou motifs.

– Le niveau narratif

Nous dégageons, dans l’image, une structure narrative et nous observons les relations actantielles, c’est-à-dire essentiellement des relations de jonction (conjonction ou disjonction) entre des sujets et des objets, ainsi que les actions (ou programmes narratifs) par lesquelles les sujets (appelés « opérateurs ») transforment leur état ou l’état d’un autre sujet. Les actions des sujets opérateurs sont suscitées et évaluées par un autre actant, le destinateur (appelé sujet manipulateur lorsqu’il suscite, et sujet judicateur lorsqu’il évalue). Nous suivons les parcours narratifs des différents sujets, et nous remarquons que les parcours des anti-sujets s’opposent.

– Le niveau thématique

Au niveau thématique, nous mettons en évidence, à l’aide du carré sémiotique, les valeurs véhiculées par le texte (ou l’image) considéré.

Fonctions académiques Professeur émérite de sémiotique de l'Université Saint-Louis à Bruxelles. Elle a également enseigné la stylistique et l'esthétique à l'Université du Luxembourg, la Sémiotique appliquée à l'Architecture à l'Institut Supérieur d'Architecture Saint-Luc de Wallonie (Tournai), la Sémiologie appliquée à l'audio-visuel et l'Analyse de documents publicitaires à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales (IHECS, Bruxelles ). Domaines de recherche et publications Elle a tenté au cours de ses recherches de confronter les théories sémiotiques (Actes de langage, Ecole de Paris, Peirce) et de les appliquer à différents objets culturels (publicité, albums pour enfants,...) Ses recherches récentes concernent surtout les théories peirciennes appliquées à l'art contemporain. Son objectif est d'élaborer un modèle de la communication artistique en général qui intègre la production (le processus de la création artistique) et la réception (l'activité cognitive de celui qui reçoit l’œuvre d'art).
Voir la publication de la Sorbonne

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