par Edgar Degas, 1895, photographie, 50 x 40 cm,
Musée départemental Stéphane Mallarmé à Vulaines-sur-Seine, © DR.

Portrait en deuil autour d’un puits de lumière

analyse par Emmanuel Souchier

Étrange perception que celle émanant de cette photographie
Mais qui sont ces personnages ? En quels lieux vécurent-ils, vers quels âges m’emmènent-ils ? Et que me dit cette scène ? Et ce regard qui me fixe au mitant de la photographie… regard-regardant-regardé… Curieuse construction – si familière – et pourtant, si profondément étrangère… Impression d’un instant volé, comme éternellement figé dans le présent… sentiment d’un récit ancien, d’un mythe ou d’un archétype plutôt, tissant au « silence d’avant la naissance » – blancs -, le « silence d’après la mort » – noirs. [+]
Voilà le projet d’une médiation humaine cristallisée dans son indicible expression : au moment même où l’être apparaît, il s’en vient à disparaître, absorbé par la lumière qui l’a fait naître, et se figer en paraître. Incrédule objet construit avec toute la rigueur du Hasard où l’artiste a figé, à travers la lumière, l’impensable expression du passage entre deux mondes.

J’ai là sous les yeux Renoir et Mallarmé, comment l’oublier ? Degas, absorbé par la lumière, a peint cette photographie.

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En fond de miroir, le fantôme de Geneviève et Marie : les Muses et l’oubli, le deuil et la vie. D’où cette première valse d’interrogations. La méthode suffira-t-elle à expliquer ? Mais qui donc a regardé ? En quel contexte ? Et quel est donc le sujet de cette composition ?
C’est à l’histoire que je me suis tout d’abord attaché. Histoire de l’objet bien sûr, mais également celle du regard porté, même si je n’ai finalement rien d’autre à en dire que ce qui confortera la marque d’une subjectivité.

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Non pas dire « cela est » d’une définitive certitude que d’aucuns jugent « scientifique », mais proposer simplement un « cela m’a été » avec toute l’outrecuidance d’un je placé au jeu de la lecture. Loin de toute sémiotique formelle, juste l’affirmation d’une sémiologie en acte en tout ce qu’elle a de partiel et de partial, acte noblement public – politique -, qui consiste, dans le temps et la cité qui sont les nôtres, à donner un sens aux « objets de la tribu ».

Une « scène primordiale »

Cette photographie, la plus connue de Degas, m’a paru chargée d’une singulière « étrangeté» dont je ne parvenais à me délier. Ce qu’elle m’engageait à voir m’était manifestement connu. J’avais en mémoire une situation semblable. Il y a quelques décennies de cela en effet, au musée du Prado, on présentait les Ménines à côté d’un immense miroir dans lequel le visiteur se voyait voyant le tableau de Vélasquez.

Plus que le regard, c’est l’individu tout entier qui se trouvait ainsi corporellement plongé dans cette singulière expérience. Le déplacement du regard au corps entraînait littéralement le spectateur dans la fiction, de l’autre côté du miroir. Nous nous retrouvions aux côtés du peintre, dans l’atelier où la toile se tissait de ses sens : étonnant dispositif qui nous donnait à assister à la scène primordiale, phantasmatique, de la création.

Jeux de mémoire, jeux de miroirs. Face à la photo de Degas, il me sembla la première fois être à nouveau confronté à cette situation de mise en abîme. Et le dispositif mis en scène par Degas s’inscrivait dans le registre que Jan van Eyck initia en 1434 avec le portrait de Giovanni Arnolfini et sa femme .

Une « scène historique »

Le soir du 16 décembre 1895, Edgar Degas se retrouve en compagnie de Pierre-Auguste Renoir, de Stéphane, Marie et Geneviève Mallarmé, chez Julie Manet et ses cousines Paule et Jeannie Gobillard. Quatre clichés nous sont parvenus de cette « séance de photographie ». [+][+][Edgar Dagas]
Degas accordait une grande importance à son travail photographique qu’il pratiquait de préférence au crépuscule où il pouvait alors contrôler la lumière artificielle. Il prend un soin maniaque à la composition et au cadrage de ses photographies, appliquant des techniques qu’il utilisait en peinture ; il contrôle les éclairages ainsi que les attitudes et expressions des modèles exerçant sur eux une véritable emprise tyrannique.

Pour ce qu’il considère comme « le plus beau portrait de Mallarmé », Valéry parle d’un « terrible quart d’heure d’immobilité pour les sujets ».Il n’a pas assisté à la scène, mais sa future femme – Jeannie Gobillard – est présente. Sur l’une des photographies prises le même soir, on la voit assise aux côtés de sa sœur Paule, de Julie Manet et Geneviève Mallarmé. [ref] [+].

Au fond, dans le miroir, le fantôme du photographe disparaît dans la lumière alors que l’appareil, sur son trépied, s’inscrit dans la mémoire de la scène. Le principe est identique à celui mis en place pour le portrait de Renoir et Mallarmé, seul l’angle de prise de vue a été changé pour cette nouvelle photographie.
Le puits de lumière qui troue la photo n’a rien d’un éclair instantané, c’est la réverbération de la source lumineuse plongée en abîme dans les deux miroirs de la pièce placés en vis-à-vis.

À une époque où sa vue « change en mal », Degas cherche l’effet pictural dans cette lumière artificielle. Il œuvre avant tout en metteur en scène, délimitant le cadre, disposant les sujets, leur faisant prendre la position souhaitée, les réprimandant au besoin… il maîtrise les lumières, change les réflecteurs, fait sortir de la pièce les indésirables…

Point – ligne – surface – Lignes…

Les principales lignes de construction du cliché montrent la rigueur et la sûreté d’un œil rompu à la composition picturale. Après avoir cadré la scène, Degas a tracé les corps de Renoir et Mallarmé avec une grande assurance. Il a fait de cette photographie un modèle du genre.

Les lambris Empire et le cadre de la glace dessinent, nettes, les verticales du décor, parallèles qui se répètent dans le miroir et soulignent ou encadrent la stature du corps debout de Mallarmé.

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Les horizontales assoient – sur le bord du cadre de la glace prolongé par le mouvement des mains et de la poche de veste de Mallarmé – l’espace propre aux deux mondes représentés : ici les artistes, là les reflets et les ombres.

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La diagonale descendante qui suit le regard de Mallarmé vers le visage de Renoir est doublée, en parallèle, d’une ligne qui passe par l’angle de l’épaule du poète et s’inscrit sur la blancheur et le tracé des mains émergées d’un fond noir. Une troisième parallèle joint son avant-bras à la jambe repliée du peintre. Ces parallèles épousent la ligne d’échange de Renoir et Mallarmé. Soutenues par le mouvement de la tête, des bras, du buste et de l’épaule, elles sont ponctuées par les mains des deux hommes et la montre gousset du poète.

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Les lignes ascendantes sont quant à elles essentiellement données par le mouvement du corps de Renoir. La médiane suit le bord du canapé, le bras gauche du peintre et vient chercher le chef lumineux de Degas. Celle du dessous, indiquée par la pointe luisante de la chaussure, récupère la tache blanche de la main, suit l’avant-bras et le bras pour se diriger vers l’appareil photographique. Celle du dessus suit le mollet de Mallarmé, emprunte au mouvement légèrement incliné de son corps, passe aux sommets du genou et de la tête de Renoir, pour aller chercher un des nombreux angles de miroir déclinés en haut de la glace. Ces lignes rapportées marquent une dynamique s’élevant vers la scène du miroir située à l’arrière.

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Point…

Le visage de Renoir est ce point central, cette surface presque ronde située à la croisée des « quatre lignes élémentaires » tracées par Kandinsky.
Placé au cœur même de la composition, il nous regarde regardant l’objectif. Degas regarde Renoir que regarde Mallarmé… dans le miroir, on sait la présence de Geneviève et Marie regardant Renoir… et nous sommes nous-mêmes attirés par le point nodal de cette composition en lequel tout se lie. Toutes les lignes passent par lui. Renoir est le « moteur immobile » de la photographie. Mais que regarde-t-il ?

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Surfaces…

Ce point central et les lignes qui le traversent dynamisent les surfaces où se joue la lumière. Placée sur la droite de l’opérateur, la source se situe à hauteur d’homme ; projetée en direction du poète et du peintre, elle est renvoyée par le miroir qui éblouit photographe et spectateurs. Le Maître de cérémonie en perd la tête, absorbé par le puits de lumière qu’il a fait naître.
Degas dégage ainsi – en un chiasme visuel – une tension primordiale entre deux zones picturales, d’ombre et de lumière, qu’il articule sur deux surfaces qui leur sont distinctes. Au-devant, la scène des vivants, Renoir et Mallarmé;
au second plan, le royaume des ombres que révèle le miroir.
Dans cet espace, les visages ont perdu toute expression, les regards se fondent à l’ombre de la lumière.

Le plan de fond sourd de la lumière ; le plan de front en revanche naît de la masse sombre d’où semble s’extraire Renoir ; jamais peintre ne portât si bien son nom : Pierre sculptée d’un Auguste Renoir, littéralement rené du noir. Passeur des deux mondes, de sa tête sculpturale, Renoir, à l’articulation d’un ici, ouvre la voie d’un lumineux au-delà.

Et c’est bien vers un au-delà d’elle-même que nous convie cette photographie, un au-delà que Degas a modelé de toute sa forme. Or l’enjeu est de taille, car la forme ici a pour objectif de donner à voir l’invisible. Ce puits de lumière qui troue l’espace de la photographie pour ne révéler qu’une image absente.

Portraits en deuil autour d’un puits de lumière

Au soir du 16 décembre 1895, Degas, Renoir et Mallarmé ont mille raisons de se retrouver en compagnie de Marie et Geneviève, chez Julie Manet et ses cousines. Par amitié bien sûr, on se fréquente de longue date déjà. Par « filiation » aussi, Mallarmé est le tuteur de Julie, fille de Berthe Morisot [+] et d’Eugène Manet, frère du peintre. Mille et une raisons… dont la dernière fut sans doute que Degas, Renoir et Mallarmé préparaient alors une exposition en hommage à Berthe Morisot décédée quelques mois auparavant. [+]

Ambiance singulière et collective d’un travail de deuil qui s’élabore à travers l’hommage rendu au peintre – Berthe Morisot -, tout autant qu’à la mère et l’amie. On sera alors frappé par l’accumulation de deuils touchant ce petit groupe de proches. Les « petites Manet » toutes trois orphelines de père et de mère. Marie minée par le décès d’Anatole, lointain déjà [+] ; pourtant la photo prise ce soir-là semble en conserver l’infinie tristesse.[+]
La sensibilité de ces clichés nous est proche tant est profonde la mélancolie que Degas y inscrivit ; lui-même rongé par la toute récente disparition de Marguerite, sa « sœur tendrement aimée ». Il photographie l’être-là de l’absence ; acmé mystique d’une souffrance sublimée retenant la venue certaine de la « ténèbre d’absentement » .La mise en scène de Renoir et Mallarmé suspend le temps, parvenant à sublimer la douleur par un travail de deuil cathartique.

Par cet œil technique, Degas nous livre la mémoire du temps et de l’espace, interrogeant la vie personnelle et collective des acteurs. Vision « spirituelle » de la photographie, au sens où l’entendait Valéry. [+].

Mais l’image nous invite également à une tierce lecture dont l’objectif est la mise en scène du dispositif et de l’appareil photographique : mémorisation, sur la plaque sensible, de l’objet technique qui, en la « camera oscura », replie ses secrets au noir de la représentation.

Le témoignage du dispositif technique présent dans l’image et la disparition de l’acteur absorbé par la lumière indiquent une distance radicale d’avec la scène archétypale des Ménines. Si Vélasquez pose les outils de la représentation en main, l’appareil photographique, en revanche, a saisi une scène dont le photographe s’est absenté par cela même qui a permis son action créatrice : la lumière.

La photographie a changé le regard que l’homme portait sur le monde, ainsi que le fit le miroir à la Renaissance, or la mémoire collective de ce siècle était vouée à la disparition de l’être – ou de ce qu’il croyait être. L’homme du xixe siècle s’efface derrière le dispositif technique, délégant à cette nouvelle divinité le soin de réguler la mémoire. Par le truchement de cet art de la résurrection des morts, qui dans l’histoire de la représentation humaine est situé pour la première fois au plus proche de l’impensable, Degas, en deuil, a tracé un portrait autour d’un puits de lumière :« Voilà l’oubli, écrit Bachelard, c’est la manière la plus aiguë de se souvenir ».

Pour définir la méthode, deux pièges au moins nous guettent. Celui de l’objectivité (la « science » des idéologues contemporains) et celui de la subjectivité (la « Science sacrée » des métaphysiciens).

Les premiers – en formalistes – réduisent l’œuvre à ses caractéristiques techniques ou matérielles objectivement observables. Il ne saurait y avoir pour eux d’intentions attendu qu’elles ne sont pas observables. Partant, il ne saurait y avoir d’expression…

Les seconds posent la subjectivité comme fondement de toute lecture ; réfutant les premiers, ils nient dans leur lecture la matérialité ou les formes mêmes de l’œuvre : le sens est transcendant à l’œuvre ou son auteur, quel que soit le modèle idéologique convoqué (romantique, marxiste, surréaliste ). Ni l’un ni l’autre point de vue ne peuvent rendre compte du phénomène artistique et plus généralement du phénomène communicationnel. « En réalité, l’“artistique” dans sa totalité, comme le rappelle Bakhtine, ne réside pas dans la chose, ni dans le psychisme du créateur pris isolément, ni dans celui du contemplateur : l’artistique englobe ces trois aspects ensemble. Il est une forme particulière de la relation entre créateur et contemplateurs, fixée dans l’œuvre artistique » [+]. Et c’est cette relation située dans un contexte qui nous intéresse.

À ces trois pôles contextualisés (créateur, œuvre, contemplateur) correspondent trois pratiques distinctes de la recherche qui fondent la méthode : la pratique documentaire (historique, technique, artistique, culturelle…), descriptive (sémiologique) et interprétative (la pratique de « lecture-écriture », de « lettrure ») [+]. Elles ne sont pas complémentaires mais interdépendantes et s’informent mutuellement dans une dynamique heuristique qui, par la rédaction du commentaire, donnent forme à l’interprétation. L’acte d’écriture, à travers ses contraintes propres, constitue en effet l’objet même de notre savoir, et cette pensée » ; Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 31. »][+] définissant une poïétique de la recherche.

Ainsi la recherche documentaire nourrit-elle le savoir de l’œuvre tout en s’appuyant sur une description sémiologique formelle qui prend sens en fonction du support ou de la technique employée, par exemple. Mais l’intertextualité – ou son équivalent l’intericonicité -, si elle relève de la recherche documentaire est également nourrie par les savoirs de l’interprète. Autrement dit, chaque approche informe l’autre, l’interroge, la valide ou l’invalide, la transforme… Le contexte, dans ses différentes composantes, détermine quant à lui l’ensemble de l’analyse, qu’il s’agisse de la production de l’œuvre, de sa diffusion ou de sa réception. Enfin, la mise en forme du commentaire (le parti pris interprétatif subjectif) s’inscrit dans un contexte défini par les conditions éditoriales de sa production et qui renvoie à ses différents acteurs (énonciation éditoriale). [+]

Définir la méthode, c’est donc, non pas à partir d’un modèle (supposé « scientifique »), mais bien d’une dynamique de production (d’une poïétique), tenter de rendre compte de façon itérable d’un ensemble de pratiques et de contraintes qui pour être uniques et chaque fois distinctes n’en sont pas moins strictement informées et descriptibles. Aussi, « la première règle objective est ici d’annoncer le système de lecture, étant entendu qu’il n’en existe pas de neutre » ainsi que le rappelait fort justement Roland Barthes.

Professeur délégué à la recherche, CELSA – Paris-Sorbonne. Membre du Conseil Scientifique de l’École Doctorale V Concepts et langages, Paris- Sorbonne ; du CS et du CA du CELSA.
Voir la publication de la Sorbonne

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