Que fait un spectateur quand il interprète une image ?
Pour répondre à cette question de façon précise, nous allons nous livrer à une petite expérience en nous confrontant à une image dont nous tairons l’origine et que nous reproduisons ci-contre.
Nous pouvons sans doute affirmer de cette image qu’elle est une photographie. Mais que dire du contenu de l’image ?
– S’agit-il d’un vieil indien d’Amérique, l’un de ceux qui furent photographiés par les premiers intrépides voyageurs de l’Ouest ?
– Est-ce une indienne (une habitante des Indes) saisie par un distingué savant anglais ?
– Est-ce l’œuvre d’un reporter photographe contemporain qui a voulu nous faire ressentir la détresse d’une population victime d’une catastrophe ?
Le « fond » sur lequel se détache la « figure » ne nous apprend pas grand chose : on dirait un mur en torchis qu’il est difficile de situer géographiquement. L’expression du personnage représenté paraît empreint d’une grande tristesse ; à moins qu’il ne soit plongé dans une profonde méditation. Ou peut-être souffre-t-il physiquement et tente-t-il de cacher cette douleur ?
Nous pouvons également faire certaines hypothèses concernant l’attitude du photographe. Nous savons qu’il a pu s’approcher de son sujet : le personnage est en plan rapproché et on ne sent pas l’utilisation d’un téléobjectif. Mais nous ne pouvons pas deviner si cette approche résulte d’une complicité avec le personnage, d’un hasard ou d’un coup d’audace. Par ailleurs, il ne s’intéresse pas à autre chose qu’à celui qui constitue son sujet (ou son objet ?) : l’image ne fait allusion à aucun « hors-champ », elle ne laisse rien supposer de ce qui entoure le cadre.
Que conclure de cette rapide exploration ? D’abord que, mis en présence d’une image inconnue, nous avons tenté de la situer, de lui trouver un contexte où elle pourrait prendre sens. Nous avons mis à contribution nos connaissances ou nos habitudes concernant l’image pour tenter d’en prendre la mesure.
Ceci nous conduit à une hypothèse générale sur l’interprétation des images. Celle-ci dépendrait :
– de la situation de l’image, c’est-à-dire de la relation que l’image entretient avec son propre contexte de fabrication, telle que cette relation est connue (ou parfois imaginée) par le spectateur ;
– de la situation du spectateur, c’est-à-dire de la relation que ce spectateur entretient avec cette image, du regard qu’il porte sur elle.
La situation des images
La photographie examinée plus haut a été prise par Marc Garanger, qui raconte ainsi son histoire : « En 1960, je faisais mon service militaire en Algérie. L’Armée française avait décidé que les autochtones devaient avoir une carte d’identité […] On me demanda de photographier tous les gens des villages avoisinants.»
Pourquoi l’armée française a-t-elle voulu utiliser la photographie dans le contexte d’une guerre coloniale ? La réponse se trouve dans l’un des usages habituels du portrait depuis la fin du 19ème siècle. Souvent chargé de célébrer certaines personnalités, il peut aussi servir à établir l’identité des individus grâce à la production d’images précises et ressemblantes.
Dans cette seconde perspective, il était presque inéluctable que les autorités françaises aient voulu mieux connaître une population qu’elle voulait contrôler.
Il apparaît que notre image se trouve au confluent de deux lignées historiques. L’une procède d’un contexte social spécifique (la guerre d’Algérie) et d’un projet singulier (contrôler la population arabe) ; la seconde appartient à l’histoire sémiotique des images (celle des grands genres comme le portrait, le nu, etc.).
La « situation » d’une image résulte donc d’un état objectif et d’une condition sémiotique :
– en tant qu’objet, une image est le produit de l’activité sociale ;
– en tant que signe, une image observe les règles auxquelles un genre a progressivement souscrit et que la tradition a entérinées.
Singularité des images
Mais une image ou une série d’images ne se réduit pas à un contexte social ou à un genre ; elle constitue toujours un événement particulier dont il faut considérer les qualités spécifiques. Examinons par exemple quatre des images saisies par Garanger.
Reconnaissons que ces images jouent le jeu du portrait d’une façon inhabituelle. S’il est vrai que ces photographies présentent d’une façon franche et nette des visages devant des décors neutres, les sujets photographiés ne se contentent pas de « poser » et l’opérateur n’est pas seulement un « observateur attentif ».
Dans la photo (1), qui nous avait d’abord tant intrigué, le personnage s’absente de la situation de pose : son regard est comme retourné vers ses propres pensées et demeure hors de portée du photographe. Le caractère manifeste de la relation entre l’opérateur et le personnage caractéristique du portrait en est désavoué.
Les images (2) et (3), au contraire, ne laissent aucun doute sur le fait que les modèles ont conscience de la situation. La femme de la photo (2) considère directement l’objectif photographique et à travers lui les futurs spectateurs de son portrait. Sa colère, empreinte d’une immense tristesse, ne peut échapper à aucun observateur même rapide de l’image : la neutralité que produisent en général l’immobilisation et la présentation n’est ici pas de mise. On pourrait être tenté de dire que s’il y a portrait, c’est surtout celui d’un sentiment.
Avec l’image (3) le cas est différent, plus incertain. Le personnage nous regarde également ; il ne s’efforce pas de canaliser un mouvement comme le fait celui de l’image (2). Cette femme demeure campée face à nous, sans apprêt mais avec certitude. L’on ne sait s’il s’agit d’un défi adressé au spectateur ou d’une curiosité presque ethnographique qui concerne l’activité de l’opérateur. Comme si le sujet retournait son œil inquisiteur à l’envoyeur.
Seule l’image (4) constitue un portrait « classique » : la jeune femme coopère visiblement avec l’opérateur afin que celui-ci fabrique une image qui lui ressemble. Un sourire presque complice, un regard assez confiant, le châle couvrant joliment les épaules et le torse : cette jeune femme joue le jeu du portrait. Et le photographe fait de même, qui compose une image régulière, dont le piqué et le cadrage soigné rendent hommage à la beauté du modèle.
Les anomalies relevées dans les premières images s’expliquent sans aucun doute par le situation de production de ces images. Le contexte caractéristique de la guerre d’Algérie, la volonté de contrôle de l’armée coloniale, la situation de menace potentielle vécue par les femmes photographiées, l’état militaire de l’opérateur Marc Garanger obligé d’obéir à des ordres impérieux, l’interdiction de la représentation propre à la religion musulmane déterminent le caractère objectif de ces photographies : en tant qu’objets, elles résultent de la relation d’oppression entre Français et Algériens.
Leur qualité sémiotique consiste justement à nous faire sentir les tensions qu’une pratique symbolique, prise entre une certaine conjecture historique et les lois d’un genre, engendre : l’image-signe révèle les pressions exercées sur l’image-objet à travers la déformation des règles du genre.
Celui qui a effectué cette opération peut être appelé « auteur » : son rôle consiste à concrétiser la rencontre entre un genre et une situation historique : il lui donne sens à sa façon, il l’exprime d’une façon qui tient à sa trajectoire, à sa culture, à ses habitudes. On ne peut donc pas dire que l’auteur est « déterminé » par des conditions qui lui sont extérieures : celles-ci constituent plutôt la trame de son travail, les éléments à partir desquels il fabrique son œuvre.
Situation de l’interprétation
Revenons au spectateur et à sa compréhension des images. Nous l’avons vu, une image n’est jamais isolée : elle est toujours entourée d’un savoir, de valeurs, bref d’une présentation. Le plus souvent cette présentation provient de l’espace où l’image est introduite : ainsi l’introduction de Femmes algériennes 1960 explique le contexte où Marc Garanger a opéré.
Appelons cadre de présentation le contexte cognitif, social, économique où apparaît une image. Même en tenant compte de variations culturelles ou historiques, le cadre de présentation est relativement permanent : son origine institutionnelle (le producteur des images, la critique autorisée, etc.) lui assure une légitimité qu’il est difficile de mettre en question.
Mais ce n’est pas le cas de la manière dont un spectateur peut de lui-même décider de regarder une image. Par exemple nous pouvons les regarder comme un témoignage de l’oppression coloniale. Nous pouvons les considérer avec l’œil d’un ethnographe qui étudie les modes vestimentaires des femmes autochtones à l’époque. Nous pouvons aussi les placer sous la loupe du commanditaire et nous demander si ces images pouvaient réellement fonctionner comme des photos d’identité. Nous pouvons encore les considérer comme des photographies d’art et apprécier le talent de leur auteur Marc Garanger.
Nous avons énuméré quatre regards possibles sur ces images, que l’on peut qualifier respectivement de politique, ethnologique, militaire, artistique. Chacun d’entre eux identifie une posture de réception, ce que nous appellerons un cadre d’interprétation.
Nous dirons finalement que l’acte d’interprétation résulte d’un accommodement ou d’un ajustement entre cadre de présentation et cadre d’interprétation : l’identité attribuée à l’image et l’identité assumée par le spectateur constituent le site où l’interprétation de l’image, le sens qui lui est assigné, peut être proférée. Cependant, elle ne s’y résume pas : la rencontre d’un individu spectateur particulier avec une image, même si elle a trouvé son lieu, demeure une aventure individuelle ; cela ne signifie pas qu’elle cesse d’être sociale, mais qu’elle obéit à une logique fine mêlant des motifs de niveaux très différents. L’espace de l’interprétation est ainsi à la fois ouvert, en ce sens potentiellement infini, et limité par les contraintes et les conventions sociales.