par Evergon
photographie, 229 x 122 cm

Fragile Margaret

analyse par Anne Beyaert

C’est une très grand photographie (229x122cm) qui, pour peu qu’on la rehausse un peu sur le mur, correspond à peu près à la stature humaine. Elle représente une femme âgée et nue, debout sur deux béquilles, qui se tient frontalement contre le fond clair d’un intérieur parqueté. Ainsi conçu, ce portrait en pied que le photographe canadien Evergon fit de sa mère ressemble à tous les autres portraits de l’histoire mais il s’en dégage aussi par certains traits particuliers qui en font une reformulation du genre dans ses développements les plus actuels. Or, dans la mesure où seule “la transposition, la traduction” d’un texte à un autre donne accès à la signification, il semble intéressant d’observer le portrait de Margaret à l’intérieur du processus génératif de reformulation : comprendre précisément en quoi ce portrait rénove le genre revient ainsi à saisir sa signification.

Je souhaiterais donc circonscrire quelques écarts essentiels incarnés par ce portrait, en prenant appui sur l’histoire de l’art et la philosophie, mais en exerçant surtout une attention sémiotique. A cette aune, on s’aperçoit que l’œuvre d’Evergon satisfait toutes les conditions du portrait et reproduit cet effet de présence qu’ont décrit maints auteurs, d’Alberti à Martin, et auquel la photographie ajoute la validation d’un “ça a été”, mais qu’elle accorde aussi une qualité de présence tout à fait singulière à Margaret. La photographie d’Evergon tend ainsi à montrer que faire écart dans le genre revient nécessairement à refaire le lien de l’individuel au collectif, à reproduire l’effet de présence en l’investissant d’une identité nouvelle.

Les critères de présence

Si le portrait vise moins la ressemblance que la présence et l’effet de présence, celle-ci peut prendre une acception sémiotique et devient alors relationnelle et tensive. Elle est en ce cas une présence de X à Y et s’efforce, sur quelques critères précis incarnés par les concepts d’intensité et d’étendue, de rendre compte de ce qu’un objet ou un sujet est pour un autre sujet. Le tout premier de ces critères tient à la distance : l’objet prend une présence actuelle s’il s’approche de moi et une présence potentielle s’il s’éloigne. Cette conception rejoint l’ approche phénoménologique et rend compte d’une bonne distance où l’objet apparaît en quelque sorte tel qu’en lui-même. L’identification d’un objet s’effectue à une distance appropriée, laquelle se définit comme un terme neutre, un ni (trop loin) ni (trop près) dont témoigne déjà Merleau-Ponty :

“Un corps vivant vu de trop près et sans aucun font sur lequel il se détache n’est plus un corps vivant, mais une masse matérielle aussi étrange que les paysages lunaires […] vu de trop loin, il perd encore la valeur du vivant, ce n’est plus qu’une poupée ou un automate. Le corps vivant lui-même apparaît quand sa microstructure n’est ni trop, ni trop peu visible, et ce moment détermine aussi sa forme et sa grandeur réelles.”

La distance permet de contrôler la grandeur du corps en vis-à-vis et, préservant sa stature humaine, de le considérer comme tel. Réduit à quelques centimètres à la façon des plus petits personnages de Giacometti, ce corps ne serait plus celui d’un être humain mais une figurine. À l’inverse, une vue trop rapprochée ferait perdre la détermination d’être humain et, accentuant les effets de surface, donc de texture, risquerait de diversifier les investissements sémantiques au point d’autoriser une comparaison avec les “paysages lunaires” de Merleau-Ponty. On s’aperçoit donc que la bonne distance reconfigure plastiquement l’object visé, atténuant sa dimension texturale et assurant le parfait ajustement des dimensions dans la visée mimétique. Elle assure ainsi le lien entre la dimension plastique et la dimension épistémologique (elle transforme l’objet rencontré en un sujet), et soumet les données plastiques aux exigences de l’identification. Ainsi configuré, l’être du portrait rencontre le “point de maturité de (la) perception” où il apparaît “tel qu’en lui-même” au sujet percevant.

Cette bonne distance du portrait trouve résonance en anthropologie, notamment dans les travaux d’E.T. Hall. Elle croise alors la notion de distance personnelle qui, selon cet auteur, se déploie entre 45 cm et 125 cm, limite correspondant à l’amplitude des bras. À cette distance, le sens de la vue manifeste ­une acuité inégalée et révèle les moindres détails de l’apparence de l’autre. La vue parvient à distinguer volumes et textures, en illustrant cette capacité à toucher du regard qu’on désigne sous le nom d’

haptique

. Si le toucher peut être sollicité de façon privilégiée, tous les sens lui sont néanmoins disponibles et assimilent le sujet percevant à un corps-chair, susceptible d’éprouver l’autre. Entremêlant ainsi les informations cognitives et affectives, la distance person­nelle prédispose à l’empathie, préalablement à toutes les connivences affectives. Le peintre M. Grosser en a fait le constat et assimile la distance du portrait à celle de la vie sociale :

“Ce sont seulement la solidité et la profondeur des objets tout proches qui nous permettent d’éprouver de la sympathie ou de nous identifier à ce que nous voyons. […] À la distance normale de l’intimité sociale et de la conversation courant, l’âme du modèle commence à transparaître.”

Vous venez de lire un extrait de  40% de l’article complet qui est publié dans le livre : L’Image entre sens et signification de la collection Images analyses aux Éditions de la Sorbonne. 

Le texte de la méthode est inclus dans l’article.

Anne BEYAERT-GESLIN est professeur de Sciences de l'information et de la communication (sémiotique) à l'Université Bordeaux-Montaigne, directrice-adjointe de l'EA 4426 MICA (Médiations, informations, communication, arts), Responsable de l'axe COS. Elue au conseil de l'UFR Sciences des Territoires et de la Communication ainsi qu'au conseil de laboratoire
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