L’enjeu tient en quatre mots : lire une image, mieux. Essayons d’en donner une recette, conscient des affinités entre sémiotique – c’est le nom de la méthode prônée ici – et art culinaire.
Si le second, gastronomie ou simplement accommodement des victuailles à des fins de nutrition utile et même agréable, joue un rôle non négligeable dans la première ou apparentée, chez Barthes bien sûr (les pâtes Panzani, le poisson cru des Japonais), mais aussi chez Greimas (le fameux article sur la soupe au pistou), et d’autres encore, c’est peut-être que les principes — trois tout au moins — leur sont communs :
la simplicité, célébrée dans Sémantique structurale (Algirdas Julien Greimas 1966), l’économie dans Interprétation et sur interprétation (Umberto Eco 1992), la pertinence dans Pertinence et pratique (Luis Prieto 1975), trois fondamentaux de la sémiotique se retrouvant ainsi aisément dans nombre de recettes ou de combinaisons du Grand dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas par exemple.
Pas de recette sans corpus : ici, Giotto, Vie de saint François, basilique supérieure d’Assise, fresque XXVIII.
Soit sa vulgate, et d’abord, sorte de degré zéro de la lecture, sa glose référentielle représentant la prise en charge, dans la structure de la communication selon Jakobson, du facteur « référent ».
On donne alors dans le pur anecdotique : Saint François délivrant de la prison Pierre d’Alife.
Si on abstrait un peu : La libération de l’hérétique repenti, c’est souvent en ne respectant pas la présomption d’innocence (pour « prisonnier accusé d’hérésie ») alors qu’en la respectant, il arrive qu’on se trompe sur le nom : La délivrance miraculeuse de Pierre d’Assise accusé d’hérésie.
Facteur « émetteur » (plus ou moins égal à « énonciateur » en sémiotique), cette fois, crée une glose stylistique : pour cette dernière baie du récit d’Assise, la mauvaise qualité supposée, ou l’altérité au moins, de la main donne des choses comme : « Giotto (ou Pietro Cavallini) et aides ».
Le choix du facteur « récepteur » (« énonciataire »), enfin, nous gratifie d’une glose subjective : jugements péremptoires qui semblant qualifier l’opus et l’auctor mais ne nous parle jamais, en somme, que des impressions du lector, de certains aspects de son intentio.
Les gloses du facteur « message » (à décomposer en plan du « signifiant » et plan du « signifié ») et du facteur « code » ou « système » sont précisément le propre de la sémiotique, et n’appartiennent donc pas à la lecture commune. Partir du signifiant présumé, et d’abord celui, par distinction de sèmes et suggestion d’une isotopie pertinente de l’inanimé (vs animé).
À considérer l’inanimé d’abord, ici /Rome/, ses relations avec les autres architectures et sa distribution sur le parcours du cycle, on dégage par permutation :
– l’axe « sacré » vs « profane »
– l’axe « ici » vs « ailleurs »
– l’axe « ancien » vs « nouveau »
– l’axe «inchoatif » vs « terminatif »
On pourrait suivre ces sèmes tout au long du cycle. Mais encore un zeste de co-texte. La distribution qui met face à face les fresques I et XXVIII, au coin du transept droit où commence le récit, au coin du transept gauche où il s’achève, impose de penser la relation des deux panneaux, en sus de les charger d’un sème supplémentaire dans l’ordre syntagmatique, bordure, limite, initiale pour l’un, terminale pour l’autre.
Puis une cuillerée de référent, de nouveau : au centre de la fresque I, entre deux bâtiments civils, la façade de l’église de la Minerve, ancien temple de la cité romaine – cinq colonnes feintes au lieu des six réelles, petites ouvertures à barreaux croisés pratiquées dans le mur en retrait du pronaos, absence de porte – semble, ce qu’elle fut historiquement, une prison fermée et impénétrable littéralement, devant laquelle les personnages passent indifférents, vu la direction de leurs regards. Or le cycle se clôt par une prison qui s’ouvre pour libérer un prisonnier, parce que quelqu’un a ouvert la porte – et brisé les chaînes -.
Ce libérateur, c’est François, un autre François, non plus l’habitant d’Assise, vêtu comme il sied à un fils de marchand, mais François en bure, François vivant après sa mort revêtu du signe de sa conversion.
Quasi inversion de la répartition des sèmes ; puisque le « profane » sied aux personnages pour commencer, leur messied pour finir, puisque le sacré, en fresque XXVIII, se retire discrètement sur la décoration de la colonne cochlyde, quand à l’inverse il s’affiche clairement, centralement sur la première fresque par le fronton de l’église, sa rosace entourée de deux anges.
Nouveaux sèmes dégagés, donc : « inchoatif », c’est-à-dire que l’initial, à valeur syntagmatique, se renforce d’une valeur paradigmatique congruente « commencer par la fin ». Au point qu’il est loisible de lire ici une « désinauguration », le terme est de Roland Barthes. Alors tout s’enchaîne très vite, et la sauce lie le tout. A l’entame qui désinaugure répond la conclusion qui ouvre, définalisante en quelque sorte. « Terminatif » n’est cependant pas ici le seul sème présent, quoiqu’il soit dans une première apparence, dominant. Car on le tolère ouvertement : coupure franche du bord terminal, pas d’avancée vers la droite à terre comme au ciel – le prisonnier sort vers la gauche, François s’élève vers la gauche aussi.
Quant à l’animé, fait de dénommables ou d’anonymes, il trouve pleinement son sens dans la variété de la foule, signifiée dès la dixième fresque, et dans l’ultime transformation qu’elle subit, illustration des hiérarchies de Denys l’Aréopagite et de la transmission des potentialités de François à tous, nous autres compris. La co-présence, d’un évêque, de moines de divers ordres, de soldats et d’un prisonnier libéré, et leurs attitudes sont riches d’enseignement.
Un seul exemple : comme François sur la première fresque, Pierre d’Alife est debout, achevant la progression de « passif » à « actif », au moins virtuel, il avance la jambe droite, actualisant cette fois le trait « actif », il tend les bras comme celui qui vient à sa rencontre, enfin il se présente sur fond de cachot, acteur exemplaire de notre aventure de Sujet esquissant le départ, commençant de s’engager dans l’espace de la quête et de l’épreuve.
L’anecdote vaut alors comme la représentation métonymique de la situation suggérée de l’énonciataire. Un individu singulier, certes, mais qui peut aussi bien être n’importe qui, pécheur supposé, prêt à prier François, évolue dans un lieu qui, avant tout, se caractérise comme non-Assise, Rome comme représentation universelle de l’Église, donc distributive de toute église locale -face à l’affirmation initiale d’une Assise très typée. Nous aussi, pèlerins et voyageurs, nous allons repartir maintenant et nous retrouver, après la lecture de ce récit qui s’achève de façon si ouverte, en quelque autre cité, en quelque autre pays. Et, où que nous nous trouvions alors, nous aurons à en méditer la leçon, l’appel à la conversion.
Gain de sens, pour conclure : comme dans la nouvelle cuisine – la vraie, la goûteuse – beaucoup de sens se trouve dans le titre, le nom du mets. Il suffira donc de comparer ceci et cela.
Cela, c’est l’avant-cuisine, et le degré zéro : François libère Pierre d’Alife.
Ceci, c’est l’après-cuisson, et le gain de sens : comment l’opération de transformation du monde menée par un saint qui s’est lui-même approché d’un nouvel être, le Christ, dont pour finir, il réitère ici l’Ascension, s’achève et ne s’achève pas, en laissant l’Église universelle, dans sa diversité de statut – et même le monde païen virtuellement christianisé – face à la liberté de le suivre sur le chemin de sainteté à partir de ce monde dont il ouvre la porte et brise les chaînes.