1.
La Cheminée (1952-53) de Pierre Klossowski est un dessin grand format qui a ensuite servi d’illustration en noir et blanc au roman Roberte ce soir (1953). Cette image suscite une approche qui combine à la fois médiologie, sémiotique visuelle et rhétorique de l’image. Le dessin représente un pas de deux ambigu entre la femme du théologien Octave, Roberte, dont la jupe s’enflamme au contact de la cheminée alors qu’elle terminait une conférence sur la censure, et Vittorio, l’assaillant-sauveur qui lui arrache le pan de jupe pour éteindre la flamme. La diégèse qui abrite l’image présente celle-ci cependant comme une photo instantanée, plus apte sans doute à dévoiler un moment d’égarement de l’épouse exemplaire.
2. Le dessin
La cheminée apparaît au sein d’une diégèse qui problématise la vue. Le regard du lecteur/spectateur en sera d’autant plus circonspect. Le lecteur, avide de combler des lacunes dans sa quête du sens, s’empresse d’interroger ce dessin qui s’offre dans toute sa visibilité. Puisque l’image condense dans un seul espace des éléments que la linéarité de l’écrit présente de façon éclatée, elle est supposée éclairer (illustrer au sens étymologique) le passage auquel elle renvoie, le visualiser.
Or l’ambiguïté de La Cheminée nous met en garde contre une illustration qui expliquerait les replis du texte. La Cheminée s’avère d’ailleurs partie intégrante de la diégèse où elle est présentée comme une photographie qu’Octave montre à son neveu adoptif Antoine pour l’initier au mystère de l’union hypostatique et autour de laquelle ils discutent. Dans un second moment, la même photographie sera projetée sur un écran et les langues se délieront à son sujet. L’ekphrasis évolue donc en fonction du médium et c’est le mérite de la médiologie de nous sensibiliser au rôle du support. Or, on a l’impression que Klossowski, en présentant le dessin La Cheminée comme une photographie, profite du caractère « instantané » de celle-ci pour pouvoir éterniser cet écart de conduite resté inaperçu dans la vie quotidienne.
L’incident est compromettant mais décisif aux yeux d’Octave. La gestuelle est en effet contradictoire et nous oblige à un nouveau détour qui concerne non plus le niveau de l’énonciation (ou du signifiant) mais celui de l’énoncé (ou du signifié) : la posture des actants dans l’enceinte du cadre. Roberte se débat-elle ou attire-t-elle l’assaillant ?
L’attitude de Roberte et de Vittorio semble en outre empruntée au Combat de Jacob avec l’ange d’Eugène Delacroix qui mettait également en présence deux univers incommensurables.
Cependant, tandis que la gestuelle de La Cheminée est contradictoire, le regard de Roberte est figé, « absorbé » dirait Michael Fried, neutralisant ainsi toutes les hypothèses qu’on échafaude à son sujet.
On peut tirer un parallèle entre Octave qui s’acharne à rencontrer la Roberte essentielle et le chasseur Actéon du récit Le Bain de Diane (1956) qui veut à son tour connaître Diane en tant que déesse tandis qu’elle n’est visible que sous l’apparence d’une mortelle. Deux tentatives de dévoiler ce qui se cache derrière l’apparence, étayées par des présupposés théologiques. Les deux dessins qui figurent dans Le Bain de Diane ne font d’ailleurs que corroborer cette conjonction ironique, représentant le combat-étreinte entre Diane et Actéon au moment où elle la déesse transforme le chasseur en cerf pour le punir de l’avoir vue nue au bain. Le fait que le museau ne s’emboîte pas tout à fait dans le creux entre le cou et l’épaule – « ah ! être si près du but, et si loin » – résume toute l’ironie de la posture du voyeur.
Un dernier résultat de cette analyse consisterait à considérer le corps à corps de La Cheminée comme l’emblème des épousailles – combat du spectateur avec chaque image, avec pour issue un affinement de son regard.