« (..) Rapide, avec sa voix / D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois, / Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! »
L’horloge, Baudelaire.
Comme les portes, les cheminées ont cela d’étonnant que l’image, qui les prend pour objet, révèle parfois qu’elles sont des frontières. La dimension pratique de ces éléments d’architecture s’estompe alors au profit d’autres valeurs, puisque ce qui qualifie ces cheminées ou ces portes comme seuils peut induire des valeurs symboliques. Qu’on en juge.
Ce qui arrive avec La durée poignardée (la soudaine apparition de cette « impossible » machine à vapeur) n’a pas lieu dans la chambre d’un quelconque appartement, doté d’une quelconque cheminée, mais grâce à une cheminée, dont le banal vérisme est autant un trompe-l’œil qu’un trompe-l’esprit.
Car ce lieu focal -au sens propre, ce foyer- où interfèrent le haut et le bas, l’intérieur et l’extérieur, le réel et les fumées du rêve, n’est pas un simple décor, mais un environnement décidément trop apprêté pour être « honnête ». Défalcation faite de la machine à vapeur, l’hypernormalité de ce lieu dépouillé, qui baigne dans une lumière onirique, aurait déjà de quoi nous intriguer.
Il est toujours risqué de chercher dans les titres de Magritte la clef de ses œuvres. Au lieu de fixer le sens des toiles, les « légendes » de l’artiste ne font qu’épaissir encore un peu plus leur mystère. Or, il semble, malgré tout, qu’une certaine correspondance entre le tableau et son titre (La durée poignardée) se fasse jour ici.
Formellement parlant, la locomotive fait système avec l’horloge pour la raison que les deux objets trouvent chacun leur place par rapport à des carrés de grandeur comparable : le miroir d’une part, dans l’eau duquel « s’éloigne » la pendule installée sur le manteau de la cheminée ; la machine à vapeur, d’autre part, qui, en lieu et place de quelque tuyau de poêle, s’avance en état d’apesanteur à partir du fond plein du tablier. Mais, ce parallélisme se complique dans la mesure où la mécanique froide (et « régressive ») du dessus et la bouillante (et « progressive ») machine du dessous se disposent en une symétrie seconde aux échanges croisés.
D’un point de vue symbolique, ce modèle réduit de locomotive serait, en sa figuration même, l’incoercible frayage du Réel, rendu soudain présent sous les espèces incongrues de ce quasi-jouet, « tombé » de la cheminée. Quant à la pendule, elle représenterait ce dieu sinistre dont Baudelaire rappelle qu’il nous « chuchote trois mille six cents fois par heure (…) : Je suis Autrefois ».
La pendule et son double reflété semblent alors dire l’irrémédiable passage de l’autre côté du miroir (ces candélabres privés de cierges ont quelque chose de funèbre). Inversement, l’étrange motrice de Magritte, qui perce la muraille- « la durée poignardée » ?- signifierait que le passé ne cesse de revenir pour nous brûler encore et encore.
Cette lecture, dont la métaphoricité confine pour certains à la divagation, tire quelque raison d’être, toutefois, du fait que la proposition visuelle de Magritte renoue incontestablement avec la pensée allégorique : non pas l’hermétisme de la renaissance, mais la recherche d’un peintre acharné à s’approcher du mystère du monde. Magritte n’avait-il pas déclaré un jour, parlant de sa quête : « Cet élément à découvrir, cette chose entre toutes attachée obscurément à chaque objet, j’acquis au cours de mes recherches la certitude que je la connaissais toujours d’avance, mais que cette connaissance était comme perdue au fond de ma pensée »