Nick Ut Associated Press, 1972

La photo et l’indice : brève mise au point

analyse par Martin Lefebvre

Charles Sanders Peirce (1839-1914) a élaboré une épistémologie ou théorie de la connaissance fondée sur la sémiotique (la théorie des signes). Dans cette optique, connaître quelque chose – connaître le monde – c’est pouvoir le représenter. Le monde est ce qui s’offre à la connaissance en déterminant les signes à le représenter.

Aussi n’y a-t-il rien d’irreprésentable. Si je dis de la girouette qui tourne au vent qu’elle représente la direction et même la vélocité du vent, c’est bien parce que le vent la détermine à le représenter selon certains paramètres propres à la girouette et tels que ces paramètres sont interprétés. Ainsi, si je vois la girouette tourner furieusement un matin, ma décision de ne pas sortir sera une interprétation de l’information que la girouette me livre à propos du vent.

On retrouve ici trois éléments : le vent qui détermine la girouette à le représenter et qui constitue ce que Peirce appelle l’objet du signe ; la girouette elle-même qui est affectée par le vent et qui constitue le signe, ou representamen ; et enfin l’interprétation, i.e. ce pouvoir du signe à déterminer un effet, une conséquence, qui vient assurer sémiotiquement le rapport du signe (la girouette) à son objet (ce vent) ; Peirce appelle ce troisième élément l’interprétant. Il existe selon lui trois façons de connaître l’objet à travers ses liens aux signes, soit à travers une qualité ; à travers un rapport existentiel ; ou à travers la façon qu’a un objet, une fois sémiotisé, de déterminer son interprétation. Dans le premier cas nous avons l’icône, dans le deuxième l’indice, et dans le troisième le symbole.

Il importe de bien comprendre, avant de poursuivre, que ni l’icône, ni l’indice, ni le symbole ne sont des choses. Ce sont des fonctions sémiotiques, des moyens de connaître les choses du monde. Dire d’une girouette que c’est un indice, par exemple, c’est adopter une façon de parler qui peut être fort trompeuse si l’on ne fait pas très attention. Car dire de la girouette qu’il s’agit d’un indice c’est dire tout simplement qu’elle peut nous permettre de connaître le vent à partir de la connexion existentielle qu’elle entretient avec lui lorsqu’il souffle et qu’elle tourne plus ou moins rapidement. Mais rien n’empêche la girouette d’être l’indice de bien d’autres choses, ou même d’être une icône ou encore un symbole. Quant au vent, il peut être présent à notre esprit à travers un indice, mais également à travers une icône ou un symbole.

Ainsi je peux connaître le vent à travers ses qualités ; à travers ses relations existentielles à d’autres choses existantes – comme une girouette ; ou à travers sa capacité à être interprété d’une certaine façon (par exemple comme une représentation générale de certaines lois physiques). Selon les cas, je connaîtrai alors le vent au moyen d’une icône, d’un indice, ou d’un symbole. Ce qui est vrai ici du vent l’est de tout ce qu’il m’est possible de penser et donc de connaître.

Si j’ai choisi l’exemple de la girouette et du vent c’est qu’on a souvent recours à ce type de relation existentielle du signe à son objet pour parler de la photographie. En effet, on ne compte plus les auteurs qui renvoient la photographie au signe indiciaire chez Peirce. Bien que la proposition ait aujourd’hui l’air d’un truisme, on trouve encore certaines zones d’ombre qu’il convient d’éclairer.

D’abord, notons que pas plus que la girouette la photographie n’est en soi un indice. Elle peut évidemment le devenir, mais cela dépend de l’usage auquel on la soumet. En fait, une photo donnée peut même être l’indice d’un grand nombre d’objets sémiotiques différents. Elle peut être l’indice qu’un certain type de focale ou d’appareil a été utilisé ; que l’appareil en question est défectueux ; qu’un certain type ou qu’une certaine marque de pellicule a été utilisé ; elle peut être l’indice du style d’un photographe, ou du fait qu’il s’agisse d’un amateur ou d’un professionnel ; qu’un certain studio de photographie existe toujours ; qu’un certain sujet à été placé devant l’objectif au moment de la prise de vue ; qu’un certain sujet était absent au moment de la prise de vue ; qu’une certaine mode vestimentaire est toujours en vigueur ou qu’elle est disparue ; etc.

Ce qui est vrai pour la fonction d’indice de la photo l’est également pour sa fonction iconique ou encore sa fonction symbolique. Voyons ce qui en est du symbole.

Dans les postes douaniers américains et autres bureaux du gouvernement fédéral, la photo du président des Etats-Unis n’est pas là pour indiquer ou prouver qu’un certain individu – George W. Bush en l’occurrence – a bel et bien été photographié et qu’il existe vraiment (ou a existé) en vertu du lien existentiel qui le lie à la photo ; la photo sert plutôt une fonction symbolique identique à celle du drapeau américain qui se trouve non loin : ce sont là des symboles de la nation, et la photo devient un symbole qui reproduit un symbole – celui de la nation à travers la Présidence – à partir de l’occurrence du type en question (ici, un président dénommé George Walker Bush).

Autre exemple : une photo qui montre des enfants vietnamiens fuyant un bombardement sur une route avec, au centre, une jeune fille de 9 ans, Kim Phuc, nue, la peau en feu par le napalm, la bouche ouverte pour laisser passer un cri de douleur et de peur. Cette photo de Nick Ut (Associated Press) pour laquelle il reçut le prix Pulitzer s’est rapidement imposée comme symbole, ayant pour objet non plus seulement les événements du 8 juin 1972 (bombardement du village de Trang Bang), mais la sauvagerie de la guerre en général, de toutes les guerres – dont la guerre du Vietnam et le bombardement du 8 juin 1972 ne sont que des occurrences.

Il ne s’agit pas de nier la dimension indicielle de cette photo, la façon dont elle est liée existentiellement à un événement singulier, voire même à une personne – la petite Kim Phuc – mais de voir que son usage comme outil de connaissance à largement dépassé celui de la singularité et ce, en vertu non pas de ses aspects iconique ou indiciel mais seulement en vertu du fait de son interprétation, c’est-à-dire en vertu de sa symbolicité ; une interprétation fondée sur des conceptions, c’est-à-dire sur ce genre d’accident qu’on appelle la culture.

La photo en question a ainsi plongé dans l’embarras l’administration américaine car on y a vu non pas l’image d’un incident unique, mais une image généralisée de l’intervention américaine en Asie du sud-est, et on a même dit qu’elle avait joué un rôle non négligeable dans le retrait des forces américaines quelques mois plus tard. Au Vietnam communiste, la jeune fille, une fois remise de ses brûlures, est elle-même devenue un symbole, voire peut-être même un argument, de la « guerre du peuple » vietnamien.

Or il n’y a qu’un symbole, explique Peirce, qui puisse engendrer des symboles. D’un point de vue logique, le symbole est ce qui permet de passer de la représentation individuelle à la représentation générale ; alors que d’un point de vue philosophique et épistémique, il permet de répondre au scepticisme de l’empirisme d’un Hume, par exemple.

Selon Peirce :

Un symbole peut être la cause d’événements et de choses individuels réels. Chaque symbole suffisamment complet est une cause finale d’événements réels, et les « influence », précisément au sens où mon désir que la fenêtre soit ouverte, c’est-à-dire le symbole qui se trouve dans mon esprit de la nature agréable de la chose, influence les faits physiques qui sont que je me lève de ma chaise, que j’aille à la fenêtre et que je l’ouvre. Qui, hormis un millien ou un dément, pourrait nier que ce désir influence l’ouverture de la fenêtre ? Le sens dans lequel il le fait n’est pourtant rien d’autre que celui dans lequel tout symbole suffisamment complet et vrai influence des faits réels. [+]

On objectera que la fonction symbolique de la photo de la petite Kim Phuc n’est pas « photographique » (ou spécifiquement photographique). Jean-Marie Shaeffer, par exemple, écrit :

« Quant au caractère symbolique éventuel de certains objets empreints, il dépend des idiosyncrasies personnelles et culturelles du récepteur et n’est pas inhérent aux choses ou états de faits présentés en tant qu’indices analogiques. Le chapeau de cow-boy est peut-être un symbole, mais l’image photographique, elle, ne fait jamais que présenter un chapeau de cow-boy [+] ».

Il y a deux façon de comprendre l’argument de Schaeffer. Soit qu’il repose sur la distinction du général (Le chapeau) et du particulier (Un chapeau) et il faut alors comprendre l’impossibilité de la photographie à représenter la généralité de par sa relation au particulier ; soit qu’il suppose que tous les chapeaux de cow-boys ont une valeur symbolique et que la photographie n’y est pour rien. J’ai déjà offert, il me semble, suffisamment de pièces à conviction pour contrer le premier argument, dont on a vu qu’il se heurte au réalisme philosophique de Peirce, lequel vise précisément à répondre au scepticisme à la Hume, selon quoi nous ne sommes pas fondés à passer de l’individuel au général. Tout le projet philosophique de Peirce est engagé à démentir une telle assertion. Quant au deuxième argument, voyons pourquoi il ne tient pas la route non plus.

Il s’agit de revenir à la photo de Nick Ut et de la comparer avec l’événement réel de juin 1972. Qui pourrait nier que c’est bien la photo qui a transformé cet événement, et sa principale protagoniste, en signe, en symbole ? Que c’est la photo, en somme, qui a agit en « opérateur sémiotique » ? Et inversement, qui aurait pu dire, devant la scène réelle, « voici un symbole de l’horreur de la guerre » ?

Il ne s’agit pas de dire que nous n’interprétons pas la réalité qui nous entoure « en direct », mais la photo autorise plus facilement une interprétation différente du monde du fait même qu’elle n’est pas « en direct » : par exemple, il est exclu, lorsque je regarde la photo, que je m’élance pour sauver la petite fille – comme l’a fait le photographe après avoir pris son cliché. Cette photo, parce que c’est une photo précisément et non la « chose elle-même », me permet donc d’interpréter un aspect général du monde qui cherche à se faire représenter ou connaître. On voit, par ailleurs, qu’en voulant limiter la photographie à l’indice en vertu de son mécanisme de production d’image, Schaeffer tombe dans le piège, très structuraliste, de la notion de langage médiatique ou encore de spécificité sémiotique, c’est-à-dire qu’il adopte une conception de la sémiosis fondée sur la nature du support sémiotique et non sur la logique pragmatique des usages et de la sémiotisation.

En somme, dire de la photographie qu’il s’agit d’un indice ce n’est pas encore dire grand chose et c’est réduire, du point de vue fonctionnel, son apport potentiel à la connaissance en tant que signe. Chaque objet du monde est en relation existentielle avec une quantité indéfinissable d’autres objets, soit de façon directe ou indirecte. Cela revient à dire que chaque objet du monde possède un potentiel indiciaire indéfinissable. La pièce de bœuf mangée ce soir est un indice de l’animal qui a servi a me nourrir, mais elle est aussi un indice de mes goûts alimentaires et de l’activité de mon boucher, etc. On est guère plus avancé, d’ailleurs, lorsqu’on dit que chaque mot est un symbole, sans prendre en considération son usage au sein d’une proposition, par exemple.

Or, le langage, comme tout système de signes, est également rempli d’icônes et d’indices, c’est-à-dire de signes linguistiques qui remplissent des fonctions iconique et indicielle.

Je ne cherche pas, en définitive, à dire que le caractère indiciel de la photographie, sa capacité à représenter quelque chose indiciairement, soit négligeable. Loin de là. Mais seulement, il ne sert à rien de la réduire à l’indice comme on le fait trop souvent et ce, sans aucune autre considération que la nature d’« enregistrement » du médium.

Évidemment quand on parle de la photo comme d’un indice, on a en tête le rapport entre la photo et l’objet photographié – ce qui n’est qu’un seul des nombreux rapports qui unissent existentiellement la photo au monde -, et il ne fait pas de doute que tant qu’il s’agit de photo traditionnelle (c’est-à-dire non soumise à des transformations numériques, par exemple), un tel rapport existe selon lequel la photo est toujours un signe indiciel en puissance (mais cela vaut aussi pour tout ce qui existe dans notre monde). Il ne le devient effectivement que lorsqu’il est interprété de la sorte, c’est-à-dire lorsque dans l’usage il sert à faire connaître le monde en fonction principalement de ce rapport.

La méthode est inclue dans l’analyse.

En plus d’être titulaire de la Chaire de recherche en études cinématographiques de l’Université Concordia, Martin Lefebvre est le directeur du groupe de recherche sur l’histoire et l’épistémologie des études sur l’image en mouvement (ARTHEMIS). Il est également le rédacteur en chef de Recherche sémiotique/Semiotic Inquiries (RSSI), la revue officielle de l’Association canadienne de sémiotique, et il a écrit des articles sur le cinéma, la philosophie et les études culturelles pour plusieurs revues traitant de littérature et d’anthropologie au Canada, en Europe, au Japon et aux États-Unis. Avant de se joindre à l’Université Concordia, Martin Lefebvre a enseigné à l’Université de l’Alberta (Edmonton) et à l’Université Laval (Québec). Il a été professeur invité à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, à l’Université de Poitiers (France), à l’Institut de technologie et d’études supérieures de Monterrey (Mexique), et il est professeur adjoint au programme de doctorat en sémiologie à l’Université du Québec à Montréal.
Voir la publication de la Sorbonne

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