par Man Ray
1924, Épreuve aux sels d’argent rehaussée de crayon et encre de Chine,
28.2 x 22.5 cm, © ADAGP, © RMN

Le violon d’Ingres

analyse par Jean Fisette

Quelques annotations historiques

Man Ray est un photographe d’origine new-yorkaise qui est venu s’établir en Europe, à Paris en fait, au début des années 20. Il s’est associé aux artistes qui alors se groupaient autour de Breton et qui allaient fonder le mouvement surréaliste. En raison de ce que représente la photographie telle qu’il la pratique avec la plus grande liberté et un sens de l’inventivité qui étonnera sans cesse, il deviendra un personnage central dans la saga surréaliste. On peut songer, par exemple, aux photographies qui illustrent les trois romans d’André Breton, Nadja, Les vases communicants et L’amour fou dont Man Ray compte parmi les auteurs. Il est assez significatif que d’un roman à l’autre, le traitement photographique choisi par Breton suive un mouvement qui marque un déplacement vers une photographie de moins en moins documentaire (au sens d’une relation mimétique avec un référent: par exemple les nombreuses places dans Paris évoqués et illustrées dans Nadja) et de plus en plus autonome jusqu’à ce que l’image produite signifie par le simple mouvement de la lumière et de l’ombre en dehors de toute reconnaissance du référent. Bref, cette série photographique marque de façon nette, le passage à un art non-figuratif.

André Breton possédait, dans sa collection privée la pièce ici présentée, « Violon d’Ingres ». Il est assez révélateur que cette pièce corresponde, d’un point de vue artistique, aux photographies que Breton choisira pour illustrer non pas Nadja qui date de 1928, mais bien L’Amour fou dont l’illustration a été préparée, par Breton, en 1937. Il semblerait, ce qui n’est pas sans étonner, que pour l’avancée de l’imaginaire surréaliste, mais du strict point de vue de l’invention photographique, Man Ray ait pu précéder Breton.

Quelques considérations sur la facture de l’image

Il s’agit là d’un simple artefact, soit une photographie (argentique) en noir et blanc sur laquelle ont été superposées deux traces d’encre. La photographie représente le dos d’une jeune dame tandis que les taches d’encre superposées reproduisent le contour des ouvertures que l’on trouve sur les instruments de la famille du violon, permettant l’expulsion des ondes sonores et que l’on nomme les ouies.

La jeune dame vue de dos tourne la tête de 3/4 de sorte que l’on aperçoit le profil de son visage. Sa tête est revêtue d’un bonnet qui cache sa chevelure. Le bas du dos et la naissance des fesses ont été rendus visibles par la chute d’un vêtement qui forme une sorte de couronne autour du bassin. Les bras sont totalement repliés vers l’avant de sorte qu’ils sont invisibles, ne laissant apparentes que les épaules dont la bordure forme une ligne continue avec celle du dos. La dame est assise sur ce qui semble être la bordure d’un lit recouvert d’une couverture. Le fond de la photographie n’est fait que d’un noir uniforme sauf une pièce de bois, à la gauche que l’on distingue à peine et qui est vraisemblablement une plinthe laissant deviner la rencontre du plancher et du mur. Enfin une lumière, originant de la droite, éclaire le dos d’une façon presque uniforme, ne laissant qu’une faible marge d’ombre sur l’extrémité gauche du corps.

Le blanc du dos contraste avec les deux ouies très noires et le caractère sombre du fond de la scène. En fait, les ouies marquent un creux ou un vide, une obscurité alors que le dos, tout blanc, inscrit un plein de chair. A travers le blanc et le noir, on aperçoit la texture du papier.

Un des traits marquants de ce montage photographique tient dans son caractère abstrait en ce que le sujet est isolé de tout environnement. De plus l’absence des bras vient accentuer ce caractère abstrait. Le montage nous paraît, au premier contact, comme un objet-là (le dasein des Allemands), c’est-à-dire comme un artefact qui existe par lui-même indépendamment de toute contextualisation. Cet artefact ne soulève aucune émotion chez celui qui le regarde. Cet objet n’atteint pas à la signification par lui-même, précisément en raison de son caractère abstrait. L’analyse sémiotique qui suit portera sur cette question de la signification.

« Violon d’Ingres » appartient, de façon bien typique, aux expérimentations des premières années du mouvement surréaliste ; je pense, par exemple, aux Ready Made de Duchamp (que Man Ray avait d’ailleurs connu et fréquenté à New York, à l’époque du dadaïsme américain) ; l’innovation des dadaïstes tient entre autres dans l’utilisation d’un matériau qui a déjà sa place dans la vie courante et qui est détourné de son lieu, abstrait comme on l’a suggéré précédemment, pour être replacé dans un nouvel environnement et, ainsi, générer une ou des significations nouvelles. Je reprends cette même analogie : une des premières pièces de Duchamp, Roue de Bicyclette, est faite d’un montage de deux objets, une roue de bicyclette en position inversée et superposée à un tabouret ; ce type de montage se saisit d’objets quotidiens, en fait son matériau en les plaçant dans une configuration nouvelle : le sens antérieur de l’objet est à la fois reconnu et nié alors qu’un nouveau sens demeure obscur, laissant imaginer une signification qui est encore à venir ; sur le plan de la signification ce sont là, des objets qui restent ouverts.

Ces montages correspondent fort justement à la définition bien connue de la métaphore que Breton présentait dans le texte du premier manifeste, en se référant à Pierre Reverdy : plus la relation entre les deux termes sera éloignée et juste, plus l’image sera forte…. Puis il poursuivait avec l’exemple suivant : la rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table d’opération, emprunté à Lautréamont. Les objets ainsi présentés sont paradoxaux dans la mesure où, étant reconnus, ils conservent la référence à leur existence, mais ils deviennent les constituants de quelque chose d’autre, d’une représentation dont le sens échappe et qui invite l’esprit de celui qui les regarde, à s’avancer vers des réseaux de significations encore à venir. Il y a là, suivant l’expression même de Breton dans le premier manifeste, une esthétique toute à posteriori.

Or la photographie, encore plus que la peinture mais de façon semblable aux collages, se prêtait avec la plus grande justesse à cette conception de la fabrication de nouveaux objets dans la mesure où l’objet photographié, à la façon du tabouret de Duchamp agit doublement comme renvoi à son existence propre et comme constituant de la représentation. Susanne Sontag a bien démontré comment la photographie répondait avec justesse à l’intention essentielle du surréalisme.

La référence théorique à la sémiotique de Peirce. Une pragmatique et non une analyse formelle

Je me référerai ici au corpus théorique de la sémiotique telle qu’elle fut élaborée par Charles S. Peirce au tout début du XXème siècle. Un bref avertissement de mise en contexte me paraît nécessaire.

Le projet même de la sémiotique, chez Peirce, diffère fondamentalement des sémiologies, puis des sémiotiques qui se sont développées en Europe continentale au cours du XXe siècle. Ces dernières se sont construites sur les travaux fondamentaux de Ferdinand de Saussure et de Louis Hjelmslev : ces travaux de linguistique et de logique participent d’une philosophie positiviste (qui était dominante à l’époque où Saussure professait le Cours) en ce qu’ils supposent un sens immanent à l’objet : le sens est donc conçu comme une entité qui possède une existence objective, externe et indépendante du sujet. L’analyse se définit comme une recherche du sens de l’objet, par le biais d’une description exhaustive des matériaux et des relations qui en constituent la matière.

Lorsque Peirce élabora sa sémiotique, il la pensait comme une retombée et, simultanément, une validation de la position philosophique qu’il avait élaborée plusieurs années auparavant en la compagnie de William James, soit le pragmatisme. L’idée centrale du pragmatisme tient à ce que la signification d’une pièce, d’une représentation ou d’un symbole, réside non pas dans les définitions ou les usages préalables, d ‘ailleurs souvent codifiés, mais bien dans l’usage qui en sera fait dans les années à venir, même dans un lointain encore imprévisible. Il découle de cette position que le sens au lieu d’être un préalable ou encore d’être présent dans l’objet analysé serait plutôt quelque chose de virtuel et qui donc reste à réaliser. Le sens est toujours « en cours de réalisation » et l’analyse qui participe de ce processus est un work in progress comme le disent les Américains. Pour reprendre la formule qui est centrale à la sémiotique, la question du sens se ramène à une action, à un mouvement, celui de la sémiose, jamais totalement achevé ; d’où le postulat central de la semiosis ad infinitum.

Il s’en suit que les principes de base de la sémiotique, les protocoles, les outils notionnels et les instruments d’analyse sont voués à accompagner cette avancée de la sémiose. L’analyse sémiotique vise donc, non pas à décrire une structure du sens, un déjà-là, mais à réaliser des avancés sur de nouvelles voies de signification.

Les voies de la signification

Le signe est défini dans la conception peircienne de la sémiotique par l’interaction de trois composantes, (1) le représentamen ou le fondement du signe, (2) la relation du signe à son objet et (3) le travail de l’interprétant venant conforter la relation entre les deux premiers termes et développer le signe jusqu’à ce qu’il conduise au surgissement d’un signe ultérieur qui deviendra une interprétation du signe actuel.

Les passages que j’ai précédemment consacrés à la description de la facture de l’image et à ses composantes avaient comme fonction, claire et simple, d’établir la nature spécifique du premier constituant du signe. Dans les rubriques qui suivent, je m’attarderai principalement à la relation du signe à son objet ; j’analyserai brièvement les trois classes de relation à l’objet, puis j’aurai recours à la définition de l’hypoicône. Enfin, dans une dernière partie, je traiterai plus brièvement des interprétants du signe que je regrouperai autour du thème du corps du son.

Comme l’appareil sémiotique de Peirce est fort complexe, je me contente de toucher à ces quelques aspects de l’analyse sémiotique. Je prends comme acquis que le lecteur connaît les rudiments de la sémiotique de Peirce dont la définition triadique du signe puis les définitions des trois catégories phanéroscopiques et le principe de leur ordonnancement.

La relation du signe à son objet.

Alors qu’ici le mot signe désigne le substrat matériel de l’artefact (image photographique, dessin à l’encre), le terme objet renvoie à quelque chose qui existe dans le monde et qui est extérieur au signe proprement dit : l’objet, au sens de Peirce est le lieu d’où origine le signe (l’objet dans le monde exerce un effet de détermination et force le signe à naître et à exister) ; puis l’objet est aussi ce à quoi renvoie le signe une fois qu’il est constitué, ce que, d’une façon courante, on nomme le référent.

Appliquant le principe de la trichotomie (les trois catégories), Peirce reconnaît trois types de relation du signe à l’objet ; ces catégories sont ordonnancées et marquent une avancée au sens d’un gain de complexification dans le passage de l’une à l’autre qui marque aussi l’élaboration signe.

Une question de carence

Le titre étant un interprétant, ce serait normalement son rôle que de révéler cette valeur symbolique. Or Violon d’Ingres au lieu de préciser le sens en le refermant dans une acception précise en ouvre les possibilités, égarant de ce fait l’esprit, l’éloignant encore plus d’une potentielle interprétation. On reconnaîtra que c’est là un usage qui est tout à fait typique des productions surréalistes. On pourrait alors dire qu’il s’agit moins d’une simple carence, ou d’un manque (l’exemple donné par Peirce est celui du nom perdu ou ignoré du personnage représenté par un portrait), que d’une intervention positive et intentionnelle, pour ouvrir d’autres voies de la signification. Comment arriver à une interprétation dans une telle situation ? Peirce a apporté une réponse à cette question dans un court fragment de texte qu’il n’a malheureusement pas élaboré et qui est devenu une des questions stratégiquement centrales dans la sémiotique. Voici la suggestion qu’il fait et que je reprends dans mes propres mots : si, pour comprendre ou bien interpréter un signe, le recours à une légende ou à une étiquette s’avère nécessaire, c’est que l’artefact ne suffit pas, par lui-même, à accéder à la signification ; bref il faut faire un « détour » (l’expression est de moi), soit emprunter une autre voie. C’est l’analyse de l’hypoicône.

L’analyse de l’hypoicône.

L’hypoicône désigne le lieu logique d’un développement qui se fait comme dans l’ombre, « sous » l’icône (car tel est le sens de la particule hypo). En fait, il s’agit d’un parcours de signification qui se fait en reconstruisant l’objet, en le complexifiant et en l’ordonnant d’une nouvelle façon et ce, strictement sur le lieu de la représentation.

L’artefact de Man Ray qui nous a servi de terrain à cette réflexion sur le signe de Peirce ne représente pas une résistance aussi forte que le cas célèbre de la rencontre entre la machine à coudre et le parapluie évoquée plus haut. Pourtant cette métaphore est riche et lourde d’effets de sens qui fourmillent dans les ouvrages portant sur la musique et que l’on pourrait ici nommer assez simplement le corps du son.

Les interprétants : le corps du son et le son du corps

L’assignation d’une signification relève du troisième constituant du signe, l’interprétant. Je ne voudrais pas ici entrer dans le détail de l’analyse du travail de l’interprétant puisque les subdivisions et les ramifications des diverses fonctions sont, sur ce plan très diversifiées. J’en dirai pourtant quelques mots. Le modèles de l’analyse triadique sert encore ici à distinguer et ordonnancer les diverses catégories. Pour limiter mon commentaire à quelques propositions générales, je dirai que l’interprétant premier, dit immédiat, désigne la signification implicite qui soutenait le signe au départ de l’analyse. C’est précisément cet interprétant immédiat, dont on a marqué la carence, précédemment dans l’analyse. L’interprétant second, dit dynamique, c’est celui qui s’impose au terme de l’examen et qui conduit à l’évocation d’une signification qui représente quelque chose de nouveau et qui ne se réalisera pleinement que dans le surgissement d’un signe ultérieur (une interprétation étant un nouveau signe généré par celui qui lui est antérieur ; l’enchaînement de ces signes définit précisément la notion de sémiose). Puis l’interprétant final, le plus général et le plus abstrait, c’est celui qui conduirait à l’élaboration d’un discours créateur de savoir qui émanerait de l’analyse du signe de départ. Il y a ainsi des oeuvres, qu’elles soient littéraires, picturales ou musicales qui ont marqué des tournants dans l’histoire et qui ont ainsi généré de nouveaux discours de savoir.

Je me contenterai ici de simplement donner quelques exemples d’interprétants dynamiques. Encore une fois, le modèle triadique est appliqué à cette catégorie, ce qui nous permet de reconnaître, au premier niveau, un interprétant émotif , désignant, par exemple, le plaisir esthétique (ou l’ennui ou la neutralité émotive) ressenti à la vue de telle pièce ; sur cette question, on a déjà suggéré que « Violon d’Ingres » ne soulève pas d’émotion (alors que d’autres pièces, représentant par exemple une grande douleur, peuvent être tellement touchantes, qu’elles interdisent le développement de l’interprétation à un niveau plus abstrait). En second lieu, un interprétant énergétique qui désigne l’effort consenti pour produire l’analyse et les recherches : or ici, l’évocation de la forme du violoncelle surgit comme spontanément de sorte qu’à ce point, l’interprétant se ramène à la simple reconnaissance d’une surprise – typiquement accompagnée d’un petit sourire – devant la simplicité des moyens de l’évocation en regard de l’évidence qui s’impose (et qui se traduit par des exclamations telles : « C’est simple, fallait-y penser ! » ou encore « C’est comme l’oeuf de Colomb ! »). Le troisième interprétant dynamique se nomme logique : le signe, dans ces conditions, est strictement mental ; il conduit soit à reconnaître des associations, des trans-associations ou encore des dés-associations ; puis il provoquera, chez le sujet, qu’il soit analyste ou non, des changements d’habitudes ; enfin il ouvre la voie à la production d’un nouveau signe qui, encore ici, sera strictement mental.

Je ferai ici un bref commentaire sur l’expression : « changement d’habitudes » qui est centrale chez Peirce car elle désigne le travail de l’esprit qui à mesure qu’il se confronte aux divers signes finit par modifier les codifications préalables (désignées sous le terme de légisigne). Le point est effectivement central : la vie sémiosique de l’esprit tient précisément dans ce tourbillon de signes où les représentations remettent constamment en cause les acquis et d’où surgissent de nouvelles valeurs.

Des interprétants dynamiques logiques

Quelques exemples de simples associations

On pourrait remonter à la renaissance italienne où, avec la création des instruments de cette famille des cordes, on cherchait à produire un instrument qui rendrait un son au plus proche de la voix humaine. De plus, on sait que le violoncelle, étant tenu par l’instrumentiste comme en superposition sur son corps, en redouble la forme en quelque sorte, de façon que les vibrations se communiquent au corps. Le torse de l’interprète et l’instrument se fusionnent alors que pour l’auditeur les ondes sonores en proviennent indistinctement. La formule suggérée « le corps du son » s’inverse dans cette perspective et devient le son du corps.

Autre référence, au XVIIème siècle, sous la plume du grand Rameau, on parlait effectivement du « corps du son » pour désigner l’ensemble harmonique qui accompagnait nécessairement chacune des notes simples exécutées. À la même époque, Rousseau et surtout Diderot traiteront abondamment de la musique et plus spécifiquement du son, et de la transmission des vibrations sur la base de métaphores qui en inscrivent l’analogie profondel’analogie profonde entre l’instrument de musique et le corps.

Une tendance vers la trans-association

Puis, plus récemment, de nombreux essais touchant à la musique, et surtout à l’écoute trouvent à inscrire cette participation du corps à la réception de la musique. Une proposition que l’on trouve dans l’ensemble de ces travaux récents consiste à reconnaître le corps comme le lieu même de la résonnance et donc de l’émergence du son. Voici, à titre d’exemple, un court fragment d’un article d’Antoine Hennion qui pourrait être lu comme un interprétant de ce « Violon d’Ingres » : le regard voit ce qu’il y a en face de soi. C’est l’inverse dans la musique. Le son, ce n’est pas écouter ce qui est en face de soi. On ferme les yeux pour bien écouter et on a la musique dans la tête ou, mieux, c’est nous qui ne sommes plus en nous. Si on se borne à écouter ce qui est en face de soi, c’est effectivement sur une relation visuelle qu’on modèle son écoute. […] Je ne crois pas que ce soit l’idée de sublimation qui soit en cause, mais la représentation spontanément visuelle que les arts plastiques en ont forgée : distance à l’objet, « recul », etc. Le recul en musique ne peut qu’être un refus.

Dans un tel cas, la lecture de la métaphore s’inverse : ce n’est plus le corps qui ressemble au violoncelle, c’est bien le violoncelle qui est donné comme une émanation du corps, cette inversion n’étant d’ailleurs pas étrangère à l’origine de l’instrument telle qu’évoquée précédemment. Dans un tel cas, les lectures proposées de la métaphore finissent par constituer un nouveau signe qui pourrait s’appeler le son du corps.

Au titre de l’interprétant final, quelques réflexions sur la lecture de « Violon d’Ingres »

« Violon d’Ingres » nous fournit une occasion extrêmement intéressante pour démontrer cette position de base chez Peirce à l’effet que diverses pièces artistiques, non réductibles à des contenus de sens déjà élaborés et fixés représentent autant d’invitations à imaginer des parcours de signification qui appartiennent à un imaginaire qui est autant spécifique à chacun de nous qu’il représente un lieu de création que, par la culture, nous possédons collectivement. En termes sémiotiques, cette différence se marque entre le premier parcours suggéré plus haut qui remonte directement de l’icône vers le symbole et qui répond à une certaine classification déjà construite et constitutive de la culture ; puis le second parcours, celui de l’hypoicône, celui qui se profile dans l’ombre et dans l’incertitude et qui invite au « détour », celui de la voie de l’imaginaire. Umberto Eco avait déjà touché cette distinction fondamentale entre deux modes de fonctionnement de l’esprit, à la fois contradictoires et nécessairement co-présents sous les termes métaphoriques du dictionnaire et de l’encyclopédie.

L’analyse de cette pièce de Man Ray nous démontre aussi que la relation diagrammatique, qui occupe une place centrale dans la sémiotique couvrant une majorité des types de signes, n’appartient pas en exclusivité aux démarches scientifiques. Enfin, l’analyse nous permet de rendre compte de la métaphore ouverte permettant de réaliser la voie de la sémiosis ad infinitum qui a marqué de façon exhaustive les grandes aventures de la création propres au XXème siècle.

Il serait aussi intéressant de prendre conscience de la proximité historique de la création de la sémiotique chez Peirce (qui se fait dans les premières années du XXème siècle) avec cette conception nouvelle de la question de la signification et l’apparition des mouvements dadaïste et surréaliste où l’on retrouve cette même tendance à définir le sens comme un objet virtuel, orienté vers l’avenir plutôt que de le penser comme un simple acquis dépendant des codifications qui appartiennent au passé.

Cette sémiotique est aussi particulièrement intéressante en ce qu’elle nous invite à trouver, dans les démarches bien académiques de la description et de l’analyse, des occasions d’avancées dans les territoires de l’imaginaire, bref des mouvements de sémiose créant autant de voies nouvelles où engager nos perceptions les plus quotidiennes et nos rêves, parfois échevelés ! C’est bien là ce que désigne le titre de cette pièce de Man Ray : « Violon d’Ingres », c’est-à-dire, passe-temps, liberté de la vie de l’imaginaire ; car ce titre désigne plus un processus qu’une pièce, plus un mouvement qu’une image.

Réflexion d’ordre méthodologique.

L’analyse est par définition interprétation du signe et prolongement de la signification. C’est là que réside l’idée centrale de la semiosis ad infinitum.

Ce qui signifie qu’une analyse-interprétation d’un signe est, par définition, historique, relative à l’analyste, à son savoir, à la culture à laquelle elle appartient. Et elle sera toujours susceptible d’être relancée ultérieurement, dans un autre contexte, par une intervention qui pourrait lui donner une autre orientation.

Cette perspective analytique repose sur un postulat que l’on gagnerait à spécifier. Les images, les formes, les représentations, sitôt qu’elles sont lancées dans l’espace social deviennent propriété commune et le créateur perd littéralement tout droit symbolique sur la pièce qu’il livre. Ce qui met carrément fin à la question de l’intention individuelle. La relation que j’ai établie entre le pièce de Man Ray et la citation d’Antoine Hennion échappe totalement à l’intention de Man Ray. Cette relation pleinement sémiosique, c’est moi qui l’établis ; je ne l’invente pas mais, plus simplement, je la lis à travers les signes de la culture actuelle. L’effet de sémiose pourrait alors se comprendre ainsi : cette lecture du son du corps, c’est là proprement un mode d’existence sémiotique de Violon d’Ingres, à notre époque.

L’histoire des cultures qui se sont succédées depuis l’Antiquité donne effectivement cette représentation de formes, de productions artistiques, de textes littéraires ou philosophiques dont l’interprétation s’est prolongée jusqu’à nous. Car l’idée de la sémiose, c’est aussi celle des idées en mouvement, de leur appartenance commune, en somme celle d’un esprit partagé par la collectivité et que les anglophones (c’est particulièrement clair chez un Bateson, par exemple) nomment Mind.

Au regard de ces propositions plus générales, l’analyse de l’artefact de Man Ray paraît bien modeste ; l’interprétation que nous en avons proposée, élaborée autour du thème du « corps du son » donne l’impression d’en épuiser les possibilités. Je crois que cette impression est due à ce que j’ai appelé, en débutant, le caractère abstrait du sujet. Mais il faut imaginer que dans le cas de cette pièce, et, a fortiori, dans les cas de pièces plus touffues ou plus obscures, le travail de l’analyse qui vise l’ouverture de nouvelles voies de signification, se fait par des passage de l’oeil de l’esprit, comme des aller – retour, de lectures incessamment reprises qui viennent conférer comme un rayonnement plus dense et toujours changeant autour de l’artefact. La pièce d’origine n’est jamais perdue, au contraire, elle est toujours présente, mais elle devient autre au fil des lectures et du temps. Comme si les lectures successives, qui marquent l’avancée de l’histoire, lui insufflaient constamment une nouvelle vie.

Il découle tout à fait logiquement de cette proposition, fondamentale au pragmatisme, que le sens n’est fait que d’idées toujours en instance de changement et qui, pour cette raison, sont instables et imprévisibles. Je rappelle que Peirce avait écrit, dans la définition du mot signe pour le Dictionary of Philosophy and Psychology de Baldwin : « Si la série des interprétants successifs s’arrête, le signe devient par là même à tout le moins imparfait. ». Nul ne peut décider que le sens de Violon d’Ingres ait été épuisé. Mais c’est maintenant une autre histoire : celle des lectures à venir qui feront de ce Violon d’Ingres quelque chose d’autre.

Professeur honoraire à l'Université du Québec à Montréal. Retraité de l’Université. Il est Collaborateur à des revues savantes en sémiotique. Ses domaines de recherches sont : La sémiotique de Charles S. Peirce, les sémiotiques littéraires, les sémiotiques des images.
Voir la publication de la Sorbonne

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