Pour une approche cognitive de la signification iconique

analyse par Jean Pierre Meunier

1. Préambule : vers une sémiotique cognitive

Tant que la question de la signification pouvait s’appuyer sur le modèle du code, il n’était guère nécessaire de faire allusion aux aspects psychologiques et cognitifs de la compréhension du signe pour trouver une réponse. Il suffisait au sémiologue de repérer les significations attestées dans les textes iconiques et d’en faire l’inventaire dans une sorte de lexique. On s’est cependant rapidement rendu compte que pour l’image, l’existence d’un code n’est pas aussi évidente que pour la langue. [+]. [+]

Pourtant, du côté de la linguistique, le modèle du code n’apparaît plus comme la clé de compréhension de la communication linguistique. La pragmatique inférentielle (Sperber et Wilson, 1989), par exemple, a montré que la compréhension d’un énoncé verbal nécessite une véritable activité inférentielle, mais celle-ci est conçue comme un raisonnement propositionnel, ce qui semble assez éloigné de notre intuition subjective de sujet communiquant.

Sur le plan méthodologique, il semble évident que la mise au jour du processus cognitif sous-jacent à la construction mentale de la signification iconique appelle avant tout une approche phénoménologique du signe iconique ; et une approche débarrassée autant que possible de préjugés théoriques. Ni le modèle du code, ni le modèle inférentiel ne peut constituer un point de départ.

2. Le signe iconique

Mais s’agit-il vraiment d’un signe ? Le couple signifiant-signifié a considérablement voilé ou déformé l’expérience subjective de l’image.

Pour le sujet parlant, le signifiant linguistique arbitraire est une médiation, un moyen conduisant au signifié. Le signifié, comme l’a dit Saussure est un concept, disons une pensée, que le sujet considère à distance, dont il est conscient, et qu’il tient également à distance du réel représenté. Suite aux travaux de sémantique cognitive (Langacker, 1987), on peut concevoir le signifié comme une icône plus ou moins abstraite, mais que le sujet parlant tient devant son regard et traite avec une attention délibérée. C’est sans doute, la médiation du signifiant arbitraire qui introduit distance et réflexivité. Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne le signe verbal, la dissociation linguistique signifiant-signifié-référent paraît parfaitement en accord avec la réalité psychologique.

Par contre, ce qu’on appelle le signifiant iconique n’est distinct du signifié qu’au regard du théoricien de l’image qui distingue deux aspects là où le spectateur n’en voit qu’un : l’objet présenté par l’image. Le référent lui-même n’est pas présent comme tel à la conscience du spectateur, c’est-à-dire comme quelque chose auquel renvoie le signifié, mais il le vise sur l’image. On ne peut pas dire non plus que le regard du spectateur tient le signifié iconique à distance. Depuis que l’on tente d’expliciter le rapport à l’image, on n’a cessé de marquer l’absence de distanciation qui caractérise la conscience du spectateur d’images. Les notions de participation affective, empathie, cohésion, projection, identification, mimétisme, mise en phase, etc., ont été tour à tour invoquées pour marquer cette absence de distanciation. Il est vrai que ces notions visent surtout les images cinématographiques mais la distinction entre celles-ci et les autres catégories d’images n’est qu’une affaire de degré. Dans tous les cas, le signifié iconique n’est pas un objet pour la pensée consciente, il est plutôt une forme avec laquelle le corps percevant entre en résonance mimétique (Meunier et Peraya, 1993). On peut objecter que tout cela vaut surtout pour le plan de la dénotation mais qu’au plan de la connotation, où se joue l’essentiel de la signification iconique, le signifié est beaucoup plus proche du concept verbal. Mais rien n’est moins sûr.

Dans la très fameuse publicité Panzani qui a servi à Barthes pour définir la notion de connotation (1964), l’italianité à laquelle renvoie le signifiant tomate + poivron + couleurs n’est pas un concept au même titre que celui correspondant au mot « italianité ». Dans ce dernier cas, l’italianité est quelque chose – une image composite ou un style général, ou encore une ambiance, peu importe – que l’on vise consciemment au-delà du mot. Dans la publicité Panzani, l’italianité n’est pas une pensée vers laquelle on se dirige à partir du signifiant. Simplement, l’image évoque inconsciemment d’autres images qui modifient ma perception de l’image de la tomate et du poivron en les faisant voir comme faisant partie d’un contexte, en les auréolant d’une certaine ambiance. Il est possible de se référer explicitement aux images évoquées mais cette démarche n’est généralement pas sollicitée par l’image.

La plupart du temps, les associations d’images aboutissent simplement à moduler l’accomodation sur les éléments iconiques perçus. Par exemple, suite au contexte d’italianité évoqué, la perception accomode sur la tomate en anticipant sa saveur ou bien (c’est selon) en la sentant vibrer encore de l’animation d’un marché italien. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur l’accomodation perceptive à l’image (les jeux du regard et du corps, les aspects émotionnels), des choses qui ont été peu explorées en raison de l’ « intellectualisme » propre au schème signifiant-signifié (concept). Mais ce n’est pas sur l’accomodation perceptive elle-même que l’on va maintenant porter l’attention, mais plutôt sur que l’on peut entrevoir des rapports entre cette accomodation et le jeu des évocations imaginaires.

3. Les réseaux associatifs.

Le langage de l’image relève de la rhétorique a dit Barthes. Et il donnait comme exemple le fait que la tomate et le poivron renvoient à l’italianité comme la partie renvoie au tout, c’est-à-dire par métonymie. A partir de cette précieuse indication, on a pu reconstruire les mécanismes associatifs sous-jacents à l’élaboration de la signification iconique.

Un élément iconique (un objet dessiné, un personnage, une forme, un graphisme particulier) évoque dans notre esprit d’autres éléments iconiques soit par contiguïté (métonymiquement), soit par ressemblance (métaphoriquement). La métonymie nous fait accommoder sur l’élément évocateur comme faisant partie d’un contexte (cf plus haut : la tomate et le contexte d’italianité) tandis que la métaphore fait percevoir l’élément évocateur à travers l’élément évoqué. Par exemple, si une publicité montre une bouteille de champagne sur un socle de statue, la perception de la ressemblance suscitée par ce montage fait accommoder sur la bouteille comme si elle était une statue : quelque chose qui se regarde avec respect. [+]

4. Complexité et cohérence des réseaux associatifs

Il est possible de mettre au jour certains aspects de cette complexité en s’inspirant du modèle connexionniste de la cognition et, dans le cadre de ce modèle, en tentant de caractériser plus précisément le jeu des liens métonymiques et métaphoriques.

Dans le cadre des sciences cognitives, le modèle connexionniste constitue une alternative au paradigme symbolique. Le connexionnisme, suppose, comme structure sous-jacente à la cognition, un réseau d’unités interconnectées – dont les neurones du cerveau fournissent le modèle – capables de s’activer ou de s’inhiber réciproquement suite au processus d’apprentissage[+].

Envisageons la perception de l’image dans cette perspective.

La perception des éléments du plan de la dénotation est initiée par un minimum de balayage du regard (un scanning, dirait Langacker) au cours duquel toutes les parties de l’image sont comparées les unes aux autres jusqu’à ce que se constituent les formes perçues en fonction des similitudes et des contrastes perçus dans le champ . Au terme du processus, le corps percevant est en contact mimétique avec les figures.

Le plan dénommé de la connotation, qui nous intéresse ici particulièrement, est celui des évocations : celles-ci ne peuvent se concevoir sans associations préalables fixées avec plus ou moins de force par l’apprentissage du monde dans le cadre d’une culture donnée. Dès lors, si l’on appelle domaine cognitif un ensemble d’éléments (choses, événements, concepts abstraits …) habituellement associés dans notre expérience mentale, on peut supposer que chaque élément d’une image perçue est susceptible d’évoquer plusieurs de ces domaines en fonction des liens de contiguïté ou de similarité que cet élément perçu entretient avec eux.

Les domaines évoqués par contiguïté sont les contextes, concrets ou abstraits, dans lesquels nous apparaît habituellement situé cet élément. On peut supposer aussi que l’ensemble de ces domaines se trouve activé dans notre mémoire mais selon une gradation qui dépend de leur plus ou moins grande accessibilité, ou, autrement dit, de leur plus ou moins grande distance – sur le plan cognitif – à l’égard de l’élément évocateur. Les domaines évoqués par similarité sont ceux qu’une ressemblance entre certains de leurs constituants et l’élément évocateur a rappelés dans notre mémoire. On peut également supposer une possible pluralité de ces domaines ainsi qu’une gradation dans leur degré d’activation. Le processus se poursuit alors par l’interaction entre les domaines évoqués.

Voici un exemple susceptible de rendre compte des interactions impliquées par le processus associatif. Considérons les éléments iconiques apparaissant sur cette publicité Stassano. Au plan de la dénotation, l’image présente un pot de yoghourt sur lequel est posée en équilibre une cuillère dont les extrémités portent chacune une paire de cerises. Il n’est pas difficile d’énumérer les domaines auxquels renvoient ces différents éléments iconiques repérés au plan de la dénotation ni de voir ceux qui sont rendus les plus saillants au terme de leurs interférences : le domaine de la nourriture évidemment, mais aussi, compte tenu du slogan (« la douceur porte ses fruits ») celui de la nature y compris les phénomènes liés à la croissance et au renouveau. Mais concentrons-nous sur la cuillère. À elle seule, elle peut évoquer plusieurs domaines plus ou mois généraux ou spécifiques : celui des matières (domaine très peu apparent ici mais qui le serait sans doute davantage dans une publicité pour une marque de couvert), celui des ustensiles en général, celui des ustensiles de cuisine en particulier, celui de la nutrition et des gestes du repas, etc. Compte tenu des autres domaines évoqués conjointement, c’est évidemment ce dernier qui occupe le premier plan.

Mais la disposition de la cuillère en équilibre sur le pot transforme l’ensemble que constituent ces deux objets en une balance, et par le jeu de cette métaphore, d’autres domaines se trouvent convoqués, lesquels viennent interférer avec les précédents. La balance évoque le domaine des instruments de poids et mesure, celui des activités auxquelles donnent lieu ces instruments et tout particulièrement, puisque le domaine de la nourriture est déjà fortement activé, l’appréciation du poids du corps et au-delà, par contiguïté, l’ensemble des gestes relatifs aux soins du corps. Par ailleurs, la position de la cuillère sur le pot de yoghourt évoque, surtout dans le contexte impliqué par la balance, le concept plus abstrait d’équilibre, lequel, dans le contexte des soins du corps, s’applique spécialement à ce dernier, ce qui accentue encore les représentations relatives aux soins du corps. La balance, c’est aussi le symbole de la justice. Il est peu probable que le domaine de la justice, avec tout ce qu’il comporte, soit fortement activé, étant donné son éloignement des domaines relatifs au corps et à la nourriture. Mais il est néanmoins possible que le concept abstrait de justice prenne quelque relief sous l’instigation des idées activées de mesure et de poids et de leur rapport avec des expressions métaphoriques devenues courantes dans le langage quotidien – le « juste poids », la « juste mesure » ; d’autant que le concept abstrait d’équilibre n’est pas étranger au domaine de l’ensemble des concepts utilisés dans le cadre de la justice.

Le jeu des associations et interférences ne s’arrête sans doute pas là. [+] L’ordre séquentiel que nous avons imposé à ce jeu en tentant de le reconstituer verbalement est certainement factice car, selon toute vraisemblance, toutes les opérations décrites s’effectuent en parallèle [+]. Du reste, nous n’avons aucune conscience d’une succession d’opérations mentales. Ce processus n’est pas complètement inconscient puisqu’on peut le réfléchir et tenter de le reconstituer verbalement. Mais nous avons aussi conscience que cette reconstruction rétrospective n’aboutit qu’à une sorte de dessin schématique et déformant d’une activité en très grande partie automatique et non-réfléchie. Nous l’avons dit, le signifié de connotation d’un élément iconique n’est pas comme le signifié d’un mot : une représentation réfléchie sur laquelle se dirige l’esprit à partir d’un signifiant transparent. Le processus associatif se résout en une accommodation perceptive, c’est-à-dire une manière de regarder accompagnée d’attitudes corporelles particulières impliquant certains sentiments. Dans notre exemple, le processus associatif ayant auréolé l’élément iconique principal (le pot de yoghourt) d’un ensemble hiérarchisé de domaines cognitifs plus ou moins saillants – dont beaucoup finalement valent surtout par l’ambiance affective qui en émane – le regard et le corps percevant tout entier s’ajustent à cet élément en fonction de cette toile de fond.
On retiendra de cette étude cette idée selon laquelle les nombreux domaines et sous-domaines évoqués au fil des associations métonymiques et métaphoriques enclenchées par les éléments iconiques perçus se renforcent ou s’inhibent mutuellement jusqu’à la mise en saillance de certains d’entre eux qui détermineront plus particulièrement l’accommodation perceptive et les affects correspondants.

5. Conclusion.

Notre propos met surtout en évidence la complexité du problème de la signification iconique. Le notion de code est très loin de pouvoir rendre compte de cette complexité, mais elle n’est pas complètement inadéquate. Le modèle du code peut d’ailleurs trouver une certaine place dans la perspective cognitive pour désigner ces liaisons métonymiques particulièrement fortes – et résistantes au contexte – entre certains éléments iconiques et certains domaines. Mais on ne saurait trop mettre en garde contre l’application généralisée du schème signifiant-signifié avec tout ce qu’il présuppose sur le plan psychologique.
Le schème signifiant-signifié (concept)-référent est une sorte de décalque schématique de l’activité mentale correspondant au signe linguistique, non de celle correspondant au signe iconique. Comme tel, ce schème ne peut s’appliquer à ce dernier sans risque de déformation du processus mental qui sous-tend la signification iconique. Le signifiant verbal est le moyen d’une activité consciente d’élaboration et de traitement de signifiés conceptuels pouvant servir de support au raisonnement propositionnel et donc à certaines des opérations inférentielles intervenant dans la compréhension verbale (« certaine » car celle-ci ne se limite pas au raisonnement propositionnel). Le signifiant iconique est avant tout le moyen d’une mise en correspondance mimétique avec des formes dont la signification – comportant une forte composante émotionnelle – dépend des accommodations perceptives déterminées par un jeu inconscient d’activations et d’interactions entre domaines cognitifs. Les opérations cognitives ne sont pas les mêmes.

La méthode est inclue dans l’analyse.

Jean-Pierre Meunier est professeur au Département de Communication de l'Université catholique de Louvain où il exerce des activités d'enseignement et de recherche dans le domaine des théories générales de la communication et dans celui de la compréhension par l'image. Il s'intéresse également à l'étude des effets socio-éducatifs des messages audio-scriptovisuels. II a notamment publié Les structures de l'expérience filmique (Louvain, Vander, 1969) et Essai sur l'image et la communication (Louvainla-Neuve, Cabay, 1980).
Voir la publication de la Sorbonne

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