copie d'après La Bataille d'Anghiari de Léonard de Vinci,
attribué à anonyme et à Pierre Paul Rubens, avant 1550 et vers 1603,
pierre noire, plume, encre brune, rehauts au blanc de plomb, 452 x 637 mm.
Paris, Musée du Louvre, Valérie Morignat.

La Bataille d’Anghiari : une allégorie du corps créateur

analyse par Valérie Morignat

Jaillis du sol sous le choc du trident de Poséidon, des chevaux aux croupes épaisses et aux yeux révulsés se cabrent, affrontant les regards avec une force sauvage.
A la périphérie de ce dessin de bataille, s’extrayant du corps massif de soldats en lice, un cavalier arrache l’étendard que convoitent ses poursuivants. Cornes, chaînes, coquilles et cuirasses lui dessinent une identité hybride à la profondeur allégorique.
Cette scène guerrière est La lutte pour l’étendard ; un dessin longtemps attribué à Pierre Paul Rubens, mais dont une expertise récente a révélé qu’il recouvrait celui d’un artiste non identifié du XVIe siècle.[+]
Complexifiant encore sa généalogie, cette scène de bataille est le vestige de La bataille d’Anghiari, une fresque disparue de Léonard de Vinci. [+]
Faire acte de regard devant ce dessin – autrement dit l’observer suffisamment longtemps pour se laisser travailler dans sa perception – révèle des articulations cachées.
Un extraordinaire chassé-croisé caractérise La lutte pour l’étendard. Tout ce qui paraît sur la scène de ce combat se trouve intimement mêlé à son contraire, animé par une double nature qui se révèle dans les faces grimaçantes ou dédoublées, dans les contorsions des corps et leurs incohérences anatomiques.
Comme le remarque très justement Daniel Arasse, bien que les visages des soldats de « La bataille d’Anghiari soient très particularisés et qu’ils aient pu être inspirés par des modèles réels, ils ne se proposent nullement comme des portraits (même imaginaires) des protagonistes historiques de la bataille […] » [En savoir plus]
La lutte pour l’étendard trouve sa symbolique la plus haute dans le fait qu’elle voile l’identité des combattants.
D’une part l’étendard n’est pas lisible, d’autre part les soldats s’entremêlent au point qu’il est difficile de les opposer avec évidence.
La délimitation des corps est confuse, les visages sont presque gémellaires. Alors que les parures sont toutes très nettement différentes, dans le dessin de Rubens les sabres croisés sont pourtant identiques. Les chevaux, tant du point de vue du type, de la posture, que de la couleur, sont conçus sur le même modèle.
Les emblèmes, excepté peut-être le bélier qui désignerait les armes du capitaine milanais, ne sont pas représentés. Les boucliers renversés taisent leurs armoiries.
Enfin, pour jeter définitivement un voile d’incertitude sur l’identité des guerriers, Léonard prend soin d’accuser les différences entre le porte-étendard et le cavalier noir qui vient à son secours, sabre levé, en le positionnant radicalement à contresens.
Dans la version de Rubens où il arbore une armure étincelante qui le singularise, ce cavalier qui se précipite à contresens dans la mêlée n’apparaît pas immédiatement l’allié du porte-étendard. Leurs apparats très dissemblables et leurs positionnements inversés dans le champ de lice ont plutôt pour effet de les démarquer l’un de l’autre.
Accusant ces apparences divergentes en mettant l’accent sur le contraste entre le pelage animal que revêt le dos de l’un, et le métal poli qui protège le corps de l’autre, le dessin de Rubens renforce l’indétermination identitaire dont à l’origine Léonard avait empreint La bataille d’Anghiari.
Ainsi, Léonard touche la profondeur symbolique du combat dans une mêlée intime où la bataille profite à l’indistinction des limites.
Le porte-étendard, qui n’échappe pas à cette ambiguïté identitaire, incarnerait alors davantage un personnage de fiction qu’un guerrier historiquement identifiable. Figure de la « nature nombreuse » de l’artiste [+], il serait sous les mains réunies de Léonard et de Rubens, l’allégorie du créateur.
Selon Caillois les formes allégoriques – ces formes qui expriment une « signification cachée » – « guident » et « nourrissent la rêverie » [+]. Façonné par la pensée allégorique, le corps du porte-étendard apparaît comme le lieu de passages constants entre la nature et la culture, entre l’humain et l’animal, le réel et le fictionnel.
Sa peau mêlée, à la surface de laquelle les natures disparates se greffent, arbore sa nature hybride. Sous la lame de l’épée enchaînée au flanc, dans la tunique qui se réverse, il semble que son ancienne peau le quitte comme une mue ; épiderme du serpent qui se dessine dans les plis de l’étoffe en forme de cobra.
La subtile et emblématique rencontre du reptile et de la tête du bélier dans La lutte pour l’étendard, figure une dualité intime. Elle évoque l’équilibre tendu du serpent à tête de bélier des Druides : symbolisant la force psychique, la tête du bélier est soudée au corps du serpent, lui-même lié à la matière primitive ; « elle doit s’appliquer à diriger le serpent, le diriger intelligemment » [+].
« Le secret de Léonard comme celui de Bonaparte [écrit Valéry], est et ne peut être que dans les relations qu’ils trouvèrent […] entre des choses dont nous échappe la loi de continuité »[+].
Nous faisant passer à l’endroit de chaque articulation par l’obscurité des origines – au creux des plis de l’étoffe serpentiforme, sous les carapaces du genoux, dans le crâne du bélier, à l’intérieur des méandres du coquillage de l’épaule, dans la double conque du casque – c’est à l’expérience de cette invisible loi de continuité que Léonard nous initie.
À l’intuition de l’origine commune des règnes animal et humain qu’il plie la pensée, en résolvant chaque jointure problématique par l’involution dans une même nuit primordiale.

Vous venez de lire un extrait de  40% de l’article complet qui est publié dans le livre : Images et Esthétique de la collection Images analyses aux Éditions de la Sorbonne. 

Notre approche analytique des œuvres procède de l’acte créateur du regard. Elle trouve son développement dans un questionnement des perceptions où le savoir n’est pas un présupposé dans la réception des signes.
La méthode alors est donc celle d’une sollicitation des fonctions créatrices de la pensée, de ses capacités à édifier son analyse originale sur l’horizon de la sensation.
La contextualisation historique, la confrontation des œuvres et des textes laissés par l’artiste, la référence au langage symbolique, enfin l’utilisation des textes philosophiques comme instruments théoriques, interviennent dans la phase d’analyse écrite qui procède toujours de l’approche sensible.

Maître de conférences titulaire en cinéma et cyberculture, en disponibilité de l'université Montpellier III depuis 2011. Apres avoir fondé et dirigé l'agence conseil transmedia consulting de 2010 a 2015 en Nouvelle-Calédonie, elle s'est installée à San Francisco où elle dirige le département Design d'Expérience de l'agence publicitaire Giant Creative Strategy.
Voir la publication de la Sorbonne

Plus d’articles du même thème :

« En cas d’oubli, prière d’en faire part ». Étude de l’œuvre Und ihr habt doch gesiegt

analyse par Yann Toma

Voir plus

Publié dans

Anne Vallayer-Coster : Les attributs des arts

analyse par Christophe Genin

Voir plus

Publié dans

Photo-moblog : vanité et intimité-marketing

analyse par Isabelle Vodjdani

Voir plus

Publié dans

« ABCD » comme effigie ou l’alphabet d‘une esthétique du fragment

analyse par Pierre Juhasz

Voir plus

Publié dans

Palerme, Sicile, Catacombes des Capucins

analyse par Pierre-Damien Huygue

Voir plus

Publié dans

Méliès : l’illusion désillusionnée

analyse par Christophe Genin

effets spéciaux de magicien au cinéma
Voir plus

Publié dans

La mer de glace

analyse par Olivier Schefer

naufrage rencontre iceberg
Voir plus

Publié dans

Un autoportrait insolite

analyse par Marianne Massin

Voir plus

Publié dans

Webcams Personnelles

analyse par Nicolas Thély

Voir plus

Publié dans