Sandrine, 1er mars 2003, 15h28
© Sandrinecam.

Webcams Personnelles

analyse par Nicolas Thély

Introduction

Jennifer Ringley est le premier cas d’école webcamées. Dès le milieu des années 1990, elle diffuse sur le Web des images de sa vie quotidienne. Les webcamés d’aujourd’hui s’appellent : Rickert et Corrie, Ashley et Chris, Nerdman et Sandrine. Tout comme Jennifer Ringley, ce sont des amateurs qui créent un nouveau genre de productions visuelles qui consiste à enregistrer tous les détails de son mode de vie très ordinaire.

Matériel de tournage

La description et le recensement du matériel utilisé ne relève pas d’une enquête de grande envergure, car les webcamés sont généralement très bavards sur leur dispositif. Ils exposent tous les détails techniques, le comment du pourquoi dans la rubrique FAQ.

Contrairement au cinéma et aux plateaux de tournages classiques, le matériel n’est pas quelque chose de volontairement dissimulé.
Il arrive fréquemment qu’un pied de caméra se trouve dans le champ de vision, ou qu’une série de rallonges électriques parcoure l’appartement. Le matériel de prises de vue fait partie du mobilier domestique.
Une webcam se présente comme une caméra vidéo domestique, un camescope. Elle est branchée sur un ordinateur personnel via une carte de saisie vidéo, le port parallèle ou le port USB. Ensuite un logiciel saisit les images et les envoie sur le réseau où elles sont automatiquement consultables sur une page web.
Corrie, Ashley et Chris, et Sandrine utilisent des caméscopes car la qualité de l’image est meilleure, et pratique à manipuler ou à poser sur un pied, les petites webcams étant généralement très instables.

Le plan fixe compose la marque de fabrique des images diffusées par les webcams. Les travellings sont impensables, les mouvements de caméras se comprenant davantage dans leur sens le plus trivial : déplacer le pied de la caméra pour déplacer le point de vue. A aucun moment, le déplacement n’est considéré comme une figure de style et un moyen d’expression. Il s’entend seulement comme un suivi. La valeur de cadre est le plus souvent minimale. Peu d’intimité échappe involontairement.

L’absence de microphone et de capteur sonore attire l’attention dans la composition du dispositif de prise de vue des webcams où seule l’image est diffusée. La situation est comparable au cinéma naissant, aux films muets. 98% des webcams sont privés de sons car elles utilisent la technologie « »Push ». La raison s’explique par la capacité d’informations à télécharger. Si cette technologie paraît aujourd’hui obsolète avec le développement du streaming, les webcamés ne l’ont pour autant pas délaissée, car elle leur permet de contrôler au mieux ce qu’ils donnent à voir.

Importance de la taille de l’image : un écran d’ordinateur est de la même taille que celui d’un téléviseur moyen.

Dans les meilleures conditions, les proportions d’une image d’une webcam est de six cm sur cinq. Plus petite qu’une carte postale et qu’une photographie standard, la taille de l’image de la webcam est l’ordre de la vignette autocollante que l’on colle dans les albums pour enfants. Cette image joue sur l’imaginaire, car elle échappe au toucher telle que celle de télévision, elle force le regard à se concentrer sur elle.

Esthétique de la webcam

L’image de webcam est une image qui se perçoit dans le temps, celui du présent et d’un futur proche. Elle se présente dans une perspective ouverte vers l’infini et est irréversible. Le spectateur n’exerce aucun pouvoir sur elle car elle est hors de sa portée en ce qui concerne sa dynamique. Cette image ne se présente pas dans un flux fluide : si le défilement est régulier, une image toutes les quinze secondes, le flux est fragmenté, chronique, répétitif, mécanique (comme s’il y avait des rouages).
L’illusion de la continuité de la perception ne fait pas partie de cette image, toute comme la propriété de recomposer le mouvement. Cette image n’est pas cinématographique.
Une logique de l’attente. La combinaison de ce défilement d’image saccadé, entrecoupé, d’une perspective ouverte sur l’infini, et d’une occupation filmée exerce sur le spectateur une tension sans pareil. Ce n’est pas de la curiosité. Peut-être de l’intrigue. Cette tension joue sur plusieurs registres. La plus évidente est l’expérience de l’attente et du vide. Il ne se passe pas grand-chose, et l’on est toujours dans une situation d’attente, d’espoir que quelque chose va se passer. Cette expérience se mêle à celle du vide. La chaise vide, un grand classique de la webcam, mais le temps mort également.
Expérience de l’ellipse. Le régime dans le lequel cette image est retransmise n’est pas fluide. Il est segmenté. Cela ne veut pas dire que l’image perçue est différée de l’image captée.

Cela signifie qu’entre deux images, il y a du non vu, du non perçu. Il y a un saut perceptif entre ces deux images. Et c’est au spectateur de faire la synthèse, de compenser ce saut, de penser le changement entre l’image perçue et celle qui lui est antérieure. La situation est en quelque sorte paradoxale. Nous sommes dans un cas où une action est filmée en continu, donc sans ellipse, dans son déroulement le plus prosaïque, et pourtant sa perception regorge d’ellipses. Cette situation contraint le spectateur à faire une opération de l’esprit.

La place du plaisir.

L’observateur de webcam s’intéresse et s’attache à des clichés qui se succèdent toutes les quinze secondes. Il y a une dialectique du plaisir qui fait de l’image de webcam un espace de jouissance. En ce sens l’image dans sa singularité, dans sa durée limitée d’existence (quinze secondes) est le lieu qui suscite de l’attention, de l’émotion, et où converge l’intérêt du spectateur. Sans cesse l’image prête à lire, donne du sens, mais surtout induit le plaisir d’imaginer, de saisir, et conduit logiquement à prendre goût à la situation ou bien à la trouver ennuyeuse.

Il n’existe pas d’outil spécifique pour analyser cette image qui a une nature paradoxale, à la fois fixe et engagée dans un flux perpétuel. Regarder une image de webcam est une affaire de tentation. Cette image interroge notre propre rapport au temps et à l’image, questionne une activité proche de l’art mais qui n’est pas artistique en elle-même. Une activité sans nom qui consiste à se servir d’un matériel qui produit des images et qui permet de les récolter. Une activité quotidienne prolongée par l’écriture d’un journal personnel, la projection de soi vers le web et les internautes.

Parler des webcams relève du « »geste libre « »dont parle Raymond Bellour au sujet de l’analyse de film : « »A vrai dire, il n’y a plus, il ne devrait plus y avoir d’analyses de films. Seulement des gestes. Des gestes libres, enfin, rendus possibles parce qu’un jour une pratique intellectuelle nouvelle, qu’il a fallu nommer analyse de films, a permis (alors, au prix de beaucoup de difficultés) d’arrêter les films. Et de regarder d’un œil neuf, comme lavé. Enfin librement fasciné. »

Ce texte expert vise à mettre en évidence différents points étudier lors d’une étude spécifique de plusieurs webcams entre 1998 et 2002. Les outils présentés ici ont été fabriqués pour la circonstance. Ils se présentent volontairement sous forme fragmentaire et s’envisage selon deux axes bien précis : la fabrication de l’image de la webcam et sa réception.

La première personne à saisir les potentialités de la webcam en diffusant sur le Net directement sa vie quotidienne est une jeune américaine d’une vingtaine d’année. Elle s’appelle Jennifer Ringley, elle est le cas d’école des futures webcamées : « Je ne suis ni une actrice, ni une danseuse, ni un amuseur. Je suis juste une fan d’ordinateur qui a la chance de pouvoir travailler à la maison. Je mets en page, programme et gère ce site web tout en dirigeant l’entreprise qui le fait vivre. J’essaye également de réhabiliter mon site de construction de sites d’affaire à l’usage des autres utilisateurs. C’est mon vrai site, JenniCam n’en est qu’une  ». D’une manière générale, avec les webcams, on a affaire à de jeunes personnes dont l’âge oscille entre vingt et trente ans. Ils sont plutôt de nationalités anglo-saxonnes, et appartiennent à ce que Jeremy Rifkin identifie comme la « »génération.com » : « »un petit nombre de jeunes (mais il s’agit là d’une minorité en pleine croissance) qui ont grandi face à un écran d’ordinateur et passent une bonne partie de leur temps dans les environnements simulés et des forums de discussion sur le net.

Les webcamés d’aujourd’hui s’appellent : Rickert et Corrie, Ashley et Chris, Nerdman et Sandrine. Tout comme Jennifer Ringley, ce sont des amateurs qui créent un nouveau genre de productions visuelles qui consiste à enregistrer tous les détails de son mode de vie très ordinaire tout en ne revendiquant aucune filiation et appartenance artistique : à aucun moment dans la rubrique FAQ (Frequently Asked Question- Questions Fréquemment Posées) de leur site Internet, ils ne prétendent pas faire quelque chose d’artistique : le seul talent qu’ils souhaitent mettre en avant est leur capacité de programmeur de site Internet. Leurs pratiques se situent donc délibérément en dehors du champ de l’art.

Professeur des universités en art, esthétique et humanités numériques à l'université Rennes 2. Référent Humanités Numériques à la MSH-B. Membre de l'association Humanistica, association francophone des humanités numériques.
Voir la publication de la Sorbonne

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