par Joicho Ito
13 juin 2003
site web http://joi.ito.com/

Photo-moblog : vanité et intimité-marketing

analyse par Isabelle Vodjdani

Le téléphone-photo, que l’on garde toujours à portée de main, transforme l’acte photographique. Sa disponibilité permanente favorise une forme d’attention diffuse qui rend le regard sensible aux moindres détails du quotidien. Son ergonomie aussi, induit un autre rapport au corps, plus intime. Mais l’usage combiné du téléphone-photo avec des solutions logicielles d’édition en ligne telles que les weblogs et les moblogs est susceptible d’accélérer l’évolution de notre rapport à l’image.

N’est-il pas singulier que ces outils qui dissèquent l’intimité ordinaire au jour le jour, soient aussi ceux qui la portent aux yeux du monde entier ? Que disent ces nouveaux regards qui semblent disposés à accueillir le monde plutôt que préoccupés de le façonner ?

Un premier butinage dans une centaine de photo-moblogs laisse apparaître quelques aspects dominants. Le plus remarquable est la résurgence de traits ou de thèmes propres aux vanités, les dénotations du temps et de la fugacité y tenant une place prépondérante. Discontinu et chaotique, mais rivé à la chronologie inversée des weblogs, le photo-moblog ignore le classement objectif et thématique des albums photo en ligne. L’univers qui s’y esquisse se prête aussi peu à la construction narrative qu’à l’exhibition corporelle des webcams personnels. Enfin, à la différence du photo-blog, il affiche volontiers une certaine nonchalance pour la qualité plastique, au profit de l’effet d’immédiateté qui authentifiera la « Vraie vie ».

Mais la véritable originalité des photo-moblogs résulte du choc de deux mouvements : ouverture publique sur le web, et confinement à la sphère privée. Malgré leur incroyable profusion, ces ribambelles d’images gardent un fort pouvoir de fascination, pouvoir qui n’est pas sans rappeler ce que Roland Barthes reconnaît comme un troisième sens ou « sens obtus » dans l’expérience esthétique.

Ces images résistent à la généralisation et à l’indifférence, car elles se rapportent aux contingences particulières d’un vécu, contingence soulignée par l’importance de l’ancrage temporel des images dans le contexte éditorial des photomoblogs. Que l’altérité puisse se rencontrer dans l’étalage de la banalité est bien le tour de force auquel excellent les photomoblogs.

L’analyse qui suit se limite à l’étude d’une image provenant du photo-moblog de Joichi Ito qui a été un des premiers à mettre en œuvre l’usage combiné du téléphone-photo et du weblog en décembre 2002.

 

Quel sens accorder à cette photographie trouvée sur le web ? Est-ce une publicité ? Raconte-t-elle une histoire ? Témoigne-t-elle d’un nouveau genre artistique ou n’est-elle qu’une transposition des vanités du XVIIe siècle ? En définitive, de quelle pratique culturelle relève-t-elle ?

Sur un sobre tapis à bouclettes, un assortiment impressionnant de téléphones mobiles, ordinateurs de poche et transformateurs est raccordé à une prise multiple formant avec les ombres, une composition en diagonale soutenue par une harmonie de gris, blancs, beiges et noirs. La légende fait allusion à la préparation d’un voyage en Finlande et spécifie une date et une heure, à la minute près.

I – Echos d’images

Le motif et la légende paraissent anachroniques par rapport à l’agencement visuel qui fait écho à des modèles picturaux familiers. La quasi monochromie de l’image rejoint celle des tableaux vieillis sous le vernis. On pense à l’intimisme sévère des natures mortes de vanité de J.D.de Heem où la lumière s’origine hors champ pour transcender l’étroitesse d’une vie matérielle, ici, bien nourrie, mais bornée par la multiprise qui longe le bord gauche de l’image.

On croit reconnaître des affinités avec le cubisme de Picasso : le camaïeu, le contraste entre le micro-désordre des objet et une macro-composition vigoureuse, évoquent le cubisme studieux des années 1910-11. L’aplatissement perspectif obtenu ici par un point de vue plongeant qui redresse le plan de l’image, produit l’effet de profondeur comprimée propre au cubisme analytique. La coexistence de la texture très détaillée du tapis et des aplats des blancs et des noirs évoque les papiers collés du cubisme synthétique.

Enfin, on est tenté par un rapprochement avec ce tableau de Joachim Wtewael, Persée secourant Andromède, 1611, où les ondoiements tortueux trouvent un contrepoint dans le rayonnement des diagonales, promesse de liberté ou de mobilité. Ici, les coques brillantes des appareils échoués au sol font écho aux aveux de vacuité des crânes et des conques.

Mais ces analogies nous autorisent-elles à établir une filiation avec des œuvres historiques ? Et par quels détours ?

L’auteur n’est pas précisément un artiste. Joichi Ito est un homme d’affaires de culture américano-japonaise qui dirige une importante société d’hébergement internet au Japon. Si ce parcours explique son intérêt pour les outils de télécommunication représentés dans Charging up for Finland trip, il ne permet pas d’envisager une généalogie de l’œuvre en termes de sources d’inspiration ou d’apprentissages.

Ainsi, la profondeur comprimée de Charging up serait plutôt imputable au fait que la perspective axonométrique est chose naturelle dans la culture visuelle japonaise . L’auteur, face au spectacle de ses appareils reposant à ses pieds, a pu reconnaître là un fait visuel digne d’intérêt. Ce point de vue, ajouté au constat de sa richesse et de son asservissement à la discipline du chargement des batteries avant un voyage, aura suffi à motiver l’acte photographique.

La part de hasard ou de contraintes techniques dans le choix de couleurs n’est pas à négliger non plus : les aplats de noirs et de blancs qui rappellent les papiers collés cubistes sont simplement dus à la qualité médiocre des téléphones-photo qui saturent dans les valeurs extrêmes. La référence au cubisme est donc le résultat d’une rencontre fortuite mais c’est néanmoins ce qui rend l’image appréciable à nos yeux.

La banalisation des natures mortes en objets décoratifs bourgeois dans l’art des XIXè et XXè siècles, puis leur déclinaison massive par la publicité ont converti l’héritage des vanités en une survivance formelle dont les significations restent pourtant latentes. Mais les vanités ne se cantonnent pas au genre des natures mortes.

A leur façon, les photo-moblogs investissent des aspects plastiques (instabilité des cadrages, mouvement, bougés, rapidité de production), des motifs (transports et déplacements, consommables) et des spécificités éditoriales (abondance, accumulation, défilement chronologique, fluidité) qui réactivent le propos des vanités.

II – Médium, contexte éditorial et narration

La fluidité

La photographie présentée ici, est reproduite dans les mêmes format, résolution et médium numérique que sur le site dont elle a été extraite. Le poids assez réduit de l’image, associé à une combinaison de technologies permettant une publication immédiate sur le web, témoigne d’une série de choix qui, en privilégiant la fluidité des contenus, accepte en retour de précipiter leur obsolescence, mais aussi d’affecter un certain mépris pour la beauté persistante d’une image.

Si la mise en scène de la fuite du temps est présente dans la panoplie symbolique des vanités (sabliers, montres, éphémérides, spirale de l’épluchure d’un citron et bien sûr, la mort), c’est aussi sous un jour fonctionnel qu’elle est à l’œuvre dans les weblogs. Ainsi, la diagonale descendante qui barre la composition se laisse lire comme une annonce anticipée de la chute de l’image vers « l’enfer » des archives.

Le contexte éditorial du weblog

Joi Ito entretient plusieurs sites, dont un weblog. Le photo-moblog en est une partie, présenté comme un alpha-test. Joi Ito a réalisé un des premiers programmes permettant la mise en ligne des contenus par téléphone sans fil. Son photo-moblog est donc destiné à tester ce programme et recueillir des suggestions d’amélioration. Il sert aussi à montrer le bon fonctionnement d’un des services offerts par son entreprise d’hébergement. Dans le photo-moblog, les photos s’alignent deux par deux sur un fond blanc.

Chacune est assortie d’un titre, d’une date, d’une heure d’envoi, d’un lien vers un champ de commentaires et d’un lien pour le champ des rétro-liens .

Les images, que Joi Ito met un point d’honneur à envoyer en temps réel, nous livrent des indices irréguliers et lacunaires sur ses fréquentations, ses menus, ses déplacements. Ce qui le distingue de la majorité des moblogueurs, c’est le soin porté aux cadrages, et la publication d’une grande quantité de portraits posés, dont on sent qu’ils ont été faits avec le consentement du sujet. En définitive, ce photo-moblog permet de cerner assez bien la personnalité de son auteur.

Bribe narrative et mobilité

Charging up… est le point de départ d’une petite séquence de photos qui esquissent un récit. C’est une des rares fois où l’on voit Joi Ito s’engager dans une telle tentative. La suite montre sa compagne Mizuka au volant, puis le navigateur de bord de la voiture, puis une image tremblée du compteur de vitesse qui affiche 180kmh, et enfin deux photos du repas pris sans doute au restaurant de l’aéroport. Vues dans l’ordre chronologique ces images composent un mouvement narratif : préparatif, départ, schéma de la route, accélération de l’action, et repas qui tient lieu de dénouement provisoire des tensions. Le mouvement est exprimé par l’image tremblée du compteur et le titre prosaïque We’re in a hurry.

Là où nous avions pu reconnaître le constat désenchanté du rituel des chargements de batteries, il y a lieu de voir aussi le moment d’un élan vers de futurs transports, ceux qui mèneront Joi Ito via le ciel jusqu’en Finlande. Un Aby Warburg aurait déjà reconnu dans les formes serpentines des fils électriques qui rampent sur la moquette, les signes annonciateurs d’une célébration de la mobilité.

La construction décousue du photo-moblog, le fait qu’il s’édifie par l’addition de présents immédiats, exacerbe le sentiment de la mobilité. Joi Ito nous donne presque l’impression d’être doué d’ubiquité, il est difficile pour le visiteur, même en faisant des recoupements avec son weblog, de reconstituer le fil de ses déplacements.

Les photo-moblogs dénotent fortement le temps et la mobilité, mais la construction narrative qui permettrait de donner sens et direction à la vie qui s’y décrit est quasi-impossible. Le photo-moblog se prête mal à l’exposé d’un devenir, d’un destin, d’une quête ou d’un projet. Ce qu’une image seule peut parfois faire, le photo-moblog le défait.

III – Publicité et intimité-marketing

Peut-être Joi Ito est-il fier de publier la photographie de sa panoplie de gadgets électroniques et trouve même un intérêt personnel à en faire la promotion mais cela ne fait pas pour autant de cette photographie une publicité. Distingue-t-on une marque particulière ?

En outre, quelle publicité nous montrerait ces objets dans leur état de dépendance à une connectique dont on sait qu’elle est si mal standardisé que chaque modèle doit s’assortir de ses propres entraves ? Assurément aucune. Tous les discours ou images promotionnels concernant les communications mobiles vantent au contraire l’autonomie, la mobilité du produit. Tous les discours ou images promotionnels concernant les communications mobiles vantent au contraire l’autonomie, la mobilité du produit. Cette lucidité relève plus du propos des vanités ; songeant aux natures mortes flattant la beauté de quelque fleur sur le point de se faner ou qui caressant la plénitude d’un fruit guetté par un minuscule insecte.

Contrairement aux publicités qui font ressortir le produit sur des fonds neutres ou flous pour stimuler le sens tactile du regardeur, l’image de Joi Ito présente les objets dans un désordre qu’il faut chercher à démêler avant de songer à s’en saisir. Cet étalage des outils du moblogueur rappelle aussi un des sous genres des natures mortes de vanité, présentant avec un art du trompe l’œil poussé à l’extrême, les outils du peintre dans un exposé très ambivalent de son savoir faire.

Pour peu, cette photo passerait pour une contre publicité ! Au lieu de propulser l’image d’un produit à la face du regardeur, elle l’absorbe dans les replis ombrés de l’arrière plan. Le tapis retient fortement l’attention alors que sur les appareils et les fils, le fort contraste des blancs et de noirs comme les reflets de lumière sur les coques brillantes ont produit des effets de saturation gommant les détails.L’œil glisse sur ces aplats comme l’eau caresse les galets affleurant à la surface d’un torrent pour s’enrouler aussitôt dans le gravier et la vase du fond. Ce tapis nous concède une part d’intimité rampant insidieusement dans l’ombre pudique du triangle occupant le coin supérieur droit et nous attire à la recherche de mystérieux recoins.

Poussière dans le tapis, minuscules acariens affairés parmi les fibres, rumeurs et chuchotements, à bas bruit, nous entrons dans les rets du buzz-marketing, ou marketing viral, celui qui se fait par le bouche à oreille, par la confidence et la relation de confiance entre usagers, par témoignages personnels en chaîne pour tirer le meilleur parti des nouvelles technologies.

Pendant ce temps, les batteries se rechargent, les fils se tortillent, et le flux nourricier continue à dispenser son électrique sève.

Licence d’utilisation de l’article : creative commons by + sa 2.0, http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/legalcode

Problème de choix dans l’étude des photo-moblogs

Jusqu’à peu, les auteurs de photo-moblogs étaient souvent des passionnés de technique, de recherche marketing, ou de jeu et plus rarement des journalistes ou des artistes. En explorant les possibilités de leur dispositif, les testeurs sont bien souvent amenés à travailler au plus près des spécificités du médium. La plupart dépassent très vite les standards de la photographie amateur qui s’attache aux reliefs marquants de la vie pour laisser libre cours au tout venant, à ce qui se présente au jour le jour.

Ce sont donc ces photo-moblogs que nous avons cherché à sélectionner. Si les critères étaient faciles à définir (usage exclusif du téléphone-photo, assiduité, rigueur dans la chronologie des publications) leur vérifiabilité s’avère beaucoup plus hasardeuse. Il nous a fallu souvent rechercher et recouper nombre d’indices permettant d’acquérir la conviction qu’un photo-moblog correspond peu ou prou à ces critères.

Bien que les assises techniques, économiques et sociales du photo-moblogging soient encore mouvantes, tout porte à penser qu’il aura des implications intéressantes dans les pratiques culturelles et artistiques, comme dans les métiers de l’information. Un tel sujet mériterait une approche qui, à l’instar du chemin emprunté par Aby Warburg, traverse différents champs de compétence. Il nous faudrait faire appel à des concepts et méthodes d’analyse provenant d’horizons aussi variés que la poïétique ou le marketing, l’iconologie, la technologie, l’esthétique, l’ergonomie, les théories sociales ou la sémiologie. Que le lecteur me pardonne s’il ne m’est pas donné de maîtriser un si grand éventail de connaissances. Mais s’agissant de l’interprétation d’une pratique dont le champ d’application ou d’influence est loin d’être figé, il paraît préférable d’encourir les reproches des spécialistes que de négliger les leçons d’un L. Wittgenstein qui élargit la compréhension d’une proposition à son contexte d’énonciation, ou ceux d’un N. Goodman qui conçoit que le sens d’une œuvre puisse se construire, non seulement à travers différents systèmes de déchiffrage, mais aussi à travers son fonctionnement et ses activations.

Cette étude n’est donc qu’une première esquisse qui demanderait à être étayée et développée.

Maître de conférences à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Voir la publication de la Sorbonne

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