par Georges Méliès, 1905, photographie, 15x18cm, Succession Méliès, ADAGP Tous droits réservés.

Méliès : l’illusion désillusionnée

analyse par Christophe Genin

« Né dans une caverne de voleurs, rangé par l’administration au nombre des divertissements forains, avait des façons populacières qui scandalisaient les personnes sérieuses. »
Jean-Paul Sartre.

Ce film met en scène des images « vivantes », niant la différence entre une vue inerte (l’image) et la vue animée (le réel visualisé). Méliès comprit que le cinéma n’était pas une machine à copier le réel, mais un instrument servant l’imagination. Fondé sur une illusion d’optique, le cinéma devint procédure d’illusion. Ce film suppose le statut critique du cinéma : est-il une restitution du réel observé ou un artefact d’illusionniste ? Il met en scène un illusionniste, pris par son image avant de la reprendre pour lui-même, mais qui dans tous les cas prend le spectateur et le surprend ; il est une métaphore du cinéma lui-même. Deux principes du théâtre comique – apostropher le public, rire de soi dans un dédoublement auto-ironique- seront interprétés comme une attitude distanciatrice de Méliès (cf. distanciation), propre à suspendre la dénotation pour que l’œuvre devienne autodéictique. Pour justifier cette lecture, nous procèderons par induction, par généalogie, par comparaison et contextualisation, cherchant un sens immanent à l’économie de l’œuvre avant de le justifier par l’examen de ses relations. L’intrigue des Cartes vivantes est simple. Un illusionniste, après avoir fait des tours de cartes, fait s’animer et marcher la reine de cœur, Judith, avant qu’elle reprenne son état de carte. Recommençant le tour avec Alexandre, le roi de trèfle, ce magicien est dépassé par sa créature.

Il sort une carte du roi et la projette sur le panneau : Soudain un Alexandre en chair et en os crève l’image et descend de l’estrade. L’illusionniste est stupéfait, et l’est encore plus quand il constate que le panneau blanc n’est plus crevé mais redevenu intact.
Des rodomontades d’Alexandre l’effrayent : il s’enfuit. Le roi défait alors son grimage : Méliès se dévoile ! Alexandre et l’illusionniste ne faisaient qu’un. Il saute dans le panneau et y disparaît. Il reparaît de derrière ce panneau, nous salue avant de sortir.

Depuis ce qui fit la féerie du théâtre d’illusion, Méliès suit ses principes esthétiques.

Son comique visuel, essaimant gags simultanés et métamorphoses dans le volume de la scène, exige une vue d’ensemble frontale et la caméra dans l’axe médian de la scène.

Aux bravades d’Alexandre à notre gauche répondent les gesticulations de Méliès à droite. Méliès comprit l’innovation de l’image cinématographique : une irruption du monde même en modifiant notre mode de perce0ption. Elle n’est plus un face-à-face de l’icône et du spectateur, mais un enveloppement de celui-ci dans la dynamique de l’image. Contrairement à la peinture, au théâtre, le cinéma ne se satisfait pas de la distance ni de la distanciation : il est évidence et enveloppement.

Contre une tradition post-platonicienne qui ne voit dans l’art qu’illusion, et dans l’illusion qu’esclavage, Méliès montre son jeu.

Selon un principe de démultiplication le cinéma fabrique des sosies à volonté : il se prend lui-même pour agent et patient de l’effet scénique, multipliant ses figures -Alexandre et le magicien- faisant ainsi l’économie du partenaire et des miroirs démultiplicateurs requis au théâtre, grâce aux repérages, à la surimpression, au montage. Ubiquité, simultanéité, dédoublement, ce film a une structure en boucle involutive puisque le roi, l’effet du magicien, se révèle être ce dernier.

Du coup, Méliès montre que le couple modèle/copie n’est pas pertinent pour penser le cinéma, car l’œuvre ne vise pas à imiter le monde mais à produire l’émerveillement. (cf. contenumerveilleux)

Ici le double est la force de l’illusion cinématographique. C’est dans le « clou du spectacle » que Méliès réfléchit l’illusion qu’il produit : elle n’est pas un second degré ultérieur, extérieur, mais une distanciation ironique contemporaine de son prestige. Son humour implique la connivence du spectateur, qui n’est donc pas dupe des mécanismes de la représentation. C’est pourquoi la crédibilité n’implique pas la crédulité. Réaliste et rationaliste Méliès suit une esthétique de l’étonnement, et pour que le spectateur en ait « plein la vue » il doit être face au spectacle. Par ce rire iconoclaste, l’auteur surgit dans son oeuvre, comme acteur et ordonnateur de l’illusion, ramenant le truc à sa volonté de jeu. Pour preuve les différences entre la photographie présentant Les Cartes vivantes et le film. Sur l’une, l’illusionniste et sa créature coexistent avec le sourire. Ce double autoportrait confond le montreur (Méliès) et le référent (Alexandre) dans le côte à côte du duo. Dans l’autre, les deux personnages s’excluent dans un chassé-croisé jusqu’à la révélation du quiproquo.

Par son déshabillage Méliès montre que l’illusion filmique n’est que grimage. La photo présente le pic de l’illusion, comme si ubiquité ou concomitance du créateur et de sa créature étaient possibles, quand le cinéma montre l’illusion au travail, et sa détromperie par le comique.[/su_tab]

Vous venez de lire un extrait de  40% de l’article complet qui est publié dans le livre : Images et Esthétique de la collection Images analyses aux Éditions de la Sorbonne. 

Pour relier œuvre et concept nous suivons une méthode inductive : remonter du particulier au général pour abstraire un principe explicatif de questions concrètes.

Cette analyse hérite d’Aristote qui réhabilita les diverses modalités du schéma, ou ligne de reconnaissance qui nous permet d’identifier un être. L’image pose un problème esthétique, soit une crise du rapport entre intelligibilité et sensibilité. Pour établir ce lien nécessaire dans le champ artistique entre une image et un enjeu cognitif, nous posons les éléments d’une méthode immanentiste : postuler l’immanence du sens à l’œuvre, une réflexivité du sensible.

Pour cela il faut partir de l’œuvre même. D’où une description initiale. Cette phase phénoménale met l’image en évidence, sans y superposer des habitus, des préjugés, des interprétations. Ne croyons pas pourtant à une évidence supposée naïve, car l’œil est formé par une histoire.

Cette suspension neutralise les jugements établis sur Méliès pour donner raison à l’auteur selon ses principes et ses fins. On essaye ainsi de cerner l’identité par sa présence et de rendre compte de ses conditions de perception propres. Cette réduction risque pourtant d’être fallacieuse car Méliès inscrivait ses films dans son époque.

En outre, comme nous avons ici de deux types d’images (cinéma et photo) pour un même sujet, il convient de les comparer. Cette comparaison, qui repère des identités et des différences entre les œuvres, relie l’œuvre à son contexte, du plus proche au plus lointain : récurrences et différences chez Méliès, œuvres analogues d’autres cinéastes, histoire du cinéma, histoire de l’art, histoire d’une culture. Cette contextualisation rend l’œuvre à son monde et fait de l’histoire (subordonnée au problème cognitif posé par l’œuvre) un crible pour contrevenir aux extrapolations, aux plaquages, aux associations immotivées.

Professeur d'esthétique et d'études culturelles à l'Université Pris 1 Panthéon-Sorbonne, de la licence au doctorat. Il a été professeur invité en Chine et au Mexique. Ses recherches de philosophie appliquée portent sur les enjeux culturels contemporains (street art, kitsch, numérique, inter et multi-culturalité), de l'art à la politique. Il est membre des conseils centraux de Paris 1 (CFVU, conseil académique restreint); président du comité consultatif scientifique de l'UFR; directeur adjoint de l'Ecole doctorale 279; co-directeur de la mention EAC (esthétique-arts-culture).
Voir la publication de la Sorbonne

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