portrait de l'artiste par Raoul Hausmann 1923-24, encre de chine et collage sur papier, 40,4 x 28,2 cm,
Musée national d'art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, ADAGP tous droits réservés.

« ABCD » comme effigie ou l’alphabet d‘une esthétique du fragment

analyse par Pierre Juhasz

Le titre de l’œuvre oriente notre regard et confirme ce que le montage trame sous nos yeux : un autoportrait qui présente, autour du visage de Raoul Hausmann – rare élément photographique du montage – des éléments hétéroclites qui s’entrechoquent dans un puissant tourbillon. Des fragments d’images, d’affiches, de dessin anatomique, des lettres typographiques, des chiffres, un billet de banque, se déploient, se superposent, s’opposent, se substituent en tissant un réseau de signes autour de la bouche ouverte de l’artiste.

Nous savons que ces fragments sont autant d’indices et de traces, de la vie de Hausmann, la plupart émanant de documents liés à son implication passée dans le mouvement Dada.

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Parmi ces éléments biographiques, « ABCD », sortant de la bouche, figure le début d’un poème phonétique comme ceux que l’artiste composait et déclamait au cours de sa période Dada. Le ticket « Merz », allusion à son ami Kurt Schwitters, évoque la représentation de « Als Seelenmargarine », titre d’un poème phonétique de Hausmann, présentée à Hanovre en 1923. Ce ticket, sur lequel figurent le nom de l’artiste et la date de novembre 1923, occupe une place centrale dans le montage : en contrebas du visage, à la manière d’une légende, il signe littéralement l’œuvre tout en désignant l’identité du visage photographié.

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Parmi ce que l’œuvre donne à voir et presque donne à entendre, on remarque le billet de banque tchèque qui fait allusion à la tournée de conférences Dada accomplie par Schwitters et Hausmann en 1921, à Prague.

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Quant au morceau de carte géographique, en haut à droite, il montre la ville d’Harrar en Éthiopie et incarne, par conséquent, un hommage à Arthur Rimbaud , le poète du « dérèglement de tous les sens », « cet autre aventurier du langage », comme le désigne Guy Tosatto.

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Les tickets numérotés coupant en quelque sorte le crâne de l’artiste tout en figurant un naïf canotier , rappellent et tournent en dérision le jubilé impérial.

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La planche anatomique en bas du montage, provient d’un ouvrage médical viennois du début du siècle. En intégrant une représentation en coupe d’un examen gynécologique, peut-être d’obstétrique, qui donne à voir la palpation d’un utérus, Hausmann évoque, voire célèbre, la matrice de toute conception et d’engendrement : le système génital féminin. Sur celui-ci, d’ailleurs, se superposent deux chiffres hautement symbolique de la Création : le un et le sept. Ainsi s’engage, sur une médiane, sous le visage et le nom, un sens génésiaque qui oscille entre procréation et création.

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À la droite de l’image anatomique, deux mappemondes dialoguent avec la carte de l’Éthiopie, en haut, mais aussi avec le fragment d’image de voie lactée sortant de la bouche. Le jeu d’échelle ainsi créé produit une distorsion entre le macrocosme de l’allusion cosmique, le format de la bouche et celui des deux mappemondes , qui, associées à la bande oblique de l’affiche rose et jaune, selon une figure de syllepse, deviennent les testicules d’un sexe en érection.

Cette image phallique conduit alors notre regard vers une forme oblongue : une lettre « O », issue probablement de la même affiche que le bandeau vertical à droite du visage, lettre elle-même entourée par un morceau d’image de « nuit étoilée » au motif identique à celle sortant de la bouche. En effet, cette bordure, à la lisière du visage, est sans doute la chute extérieure du découpage dont provient l’image de droite.

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Le « O » vient donc se lover dans le vide laissé par le fragment de droite, dans un jeu de forme et de contre-forme. Comment ne pas voir dans cette figure oblongue surmontée d’une lettre « V » puis de quelques traits d’encre de chine à même le support, figure vers laquelle nous conduit la figure sagittale du sexe érigé, un sexe féminin, une vulve qui s’offre à notre vue tout en se dérobant dans le brouillage des signes ?

Nous pourrions même penser que le gribouillage de ces quelques circonvolutions autour de la lettre « V », rares interventions scripturales, à l’encre de chine sur le support, représentent probablement des poils pubiens. Ces figures sexuelles, plus ou moins discrètes, confirment nos précédentes hypothèses concernant une oscillation du sens entre création et procréation, mais aussi, provocation, dans le droit-fil de la subversion dadaïste. Le verbe « provoquer », selon l’étymologie, c’est littéralement, « appeler dehors », ce qui n’est pas sans lien avec l’image du visage vociférant de l’artiste et avec le signifiant que révèle le déchiffrement des lettres disséminées dans la partie gauche.

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En effet, la circulation entre les deux sexes se compose d’éléments typographiques : un « V », un « O », un « C » et, aligné à la partie supérieure du ticket « Merz », un « E ». « Voce », qui en italien signifie « de la voix ». Ainsi, dans le chaos apparent, une logique est présente qui traverse, en les brouillant, les différents registres sémiotiques : la voix est signifiée, par le mot « voce », tandis que, selon un régime iconique, elle est représentée éructée par la bouche en cri, sous couleur de voie lactée, à droite du visage. Par le biais d’une permutation circulaire qui se produit autour du visage, une oscillation entre signification et représentation se met en place : le mot « voce », d’ailleurs au seuil de l’illisibilité étant donné la variété et la distribution des lettres qui le constituent, fait figure de vulve lorsque la lettre « O » fait corps avec l’espace évidé du fragment d’image de constellation qui, de l’autre côté du visage, constitue le signe iconique de la voix.

Le regard happé par le tourbillon formel qui se déploie autour du visage, à l’image de l’œil au monocle encerclé de Hausmann nous sommes appelés à appréhender différents types de signes, à traverser différents registres sémiotiques : l’écriture, la représentation, la figure, l’image.

Selon la sémiotique de Peirce, nous pourrions dire que nous traversons des signes iconiques, des indices et des symboles. L’écriture est elle-même décomposée en unités minimales, fragmentée par la dissémination des lettres, des mots, dans la collision des signifiants et des signifiésdes signifiants et des signifiés, des signifiants et des figures, de la typographie et de la topographie.

De ce tressage naissent des figures comme les sexes et l’ensemble de l’organisation produit, visuellement, à travers les différents niveaux de sens, à travers le dédale que l’œuvre installe en décloisonnant les registres sémiotiques, l’évocation de la voix, du son, du cri figuré émanant de la bouche.

« Le photomontage ABCD de 1922 est un véritable manifeste sémiotique », note Michel Giroud. Le lisible et le visible se côtoient, se contaminent, se brouillent l’un l’autre. Un espace alors s’ouvre qui ruine par ces effets les significations et cet espace est celui du sens qui se constitue tout en se dérobant.

S’agit-il, dans cet autoportrait, dans cette effigie, d’un acte testamentaire, puisque Dada n’existe plus en 1923, donnant à voir la condensation d’une période de l’activité artistique de Hausmann au sein du mouvement Dada ? Ou bien, en composant l’image photographique avec des fragments pris dans le réel, s’agirait-il, de manière plus métaphorique, d’une représentation de l’artiste dans son atelier, l’atelier étant devenu, ici, l’espace psychique, physique et sociologique tout entier, comme le préconisait Dada qui cherchait à abolir les frontières de tout ordre, à effacer toutes limites entre l’art et la vie ?

Quelles que soient les hypothèses interprétatives, « ABCD » demeure une œuvre charnière dans l’instauration d’une esthétique de la fragmentation, du montage, en particulier dans une nouvelle façon de faire et de penser l’autoportrait et plus généralement, l’image. L’artiste renouvelle le genre en substituant le registre de la présentation à celui de la représentation, faisant côtoyer les deux registres, en contaminant l’un par l’autre. Par l’appropriation du médium photographique en tant que matériau plastique manipulable, sécable, « montable », mais aussi, par l’appropriation, le déplacement et la subversion, voire la ruine, de l’acte photographique, en ce que ce dernier est prise de vue, découpage du monde par le cadre et enregistrement du visible à travers un signe indiciel, Hausmann, inaugure un acte de présence dans lequel la représentation ouvre sa voix, un acte de naissance où la présentation ouvre la voie, par une esthétique du fragment, à une nouvelle forme et conception artistique de l’image.

En privilégiant de l’œuvre l’expérience sensible qu’elle propose selon le parcours qu’elle offre à notre regard, nous cherchons, à partir de l’examen des éléments constitutifs et de leur organisation, à repérer en elle les significations qu’elle propage.

Pour cela, nous empruntons des outils théoriques à différents domaines comme la sémiologie et la sémiotique, l’iconographie et l’iconologie ou encore, la philosophie et la poïétique, afin d’examiner comment opèrent, dans le photomontage de Raoul Hausmann, signes et figures, comment se croisent le lisible et le visible et comment, au-delà du réseau de significations en présence, s’instaure un espace du sens à travers une esthétique du fragment propre à la modernité.

Si le chemin emprunté est à la croisée de plusieurs approches et que la méthode est induite, en quelque sorte, par l’œuvre elle-même, c’est que, in fine, l’analyse est motivée par une question d’ordre esthétique qui interroge ce qui fonde dans l’œuvre, par-delà l’instauration formelle et le réseau de signification, la particularité artistique, la part irréductible de création, c’est-à-dire, selon André Breton, son « infracassable noyau de nuit ».

Voir la publication de la Sorbonne

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