L’historien n’est pas hors du temps ; il s’interroge à partir des préoccupations de son groupe, dans des termes liés aux problématiques de son époque. S’inspirant de la démarche de l’historien, l’artiste peut en arriver à devenir comptable de l’histoire collective à son tour et engager un travail de commémoration dans le but de transmettre certaines zones d’ombre à l’autre.
Si la commémoration rappelle, honore tel ou tel événement, telle ou telle personne, il plonge dans l’oubli ce qui n’est pas évoqué. C’est un rituel qui nécessite des acteurs et un public. Son (ou ses) officiant s’adresse à une collectivité. Il est reconnu et investi pour le faire.
Il préside le théâtre de la commémoration en organisant le temps de la cérémonie. C’est lui qui est en charge de transmettre au présent l’évocation des mémoires passées.
L’action de l’image convoquée se passe à la fin du XXème siècle. Elle représente un couple de personnes agées en premier plan, l’œuvre de Hans Haacke.
Und ihr habt doch gesiegt (en français Et pourtant, vous étiez les vainqueurs) en second plan et la ville en arrière plan.
Cette image contextualise un processus artistique dans l’espace public. Lorsque Hans Haacke réalise en 1988 l’installation publique Und ihr habt doch gesiegt (en français Et pourtant, vous étiez les vainqueurs), l’artiste joue avec la notion de lieu de commémoration. Il provoque un retournement de la mémoire. Haacke fait reconstruire sur la place principale de Graz (capitale de la Styrie, Autriche), à partir de clichés photographiques de l’époque, le fac-similé d’un gigantesque obélisque qui avait été érigé par Hitler le 25 juillet 1938, lors d’une commémoration nazie.
Dans cette installation, l’obélisque est recouvert d’une draperie rouge portant les insignes nazis et l’inscription Und ihr habt doch gesiegt ; il est surmonté d’une vasque ardente. Le surgissement du passé crée un raccourci spatio-temporel qui engage le travail de mémoire. En rendant présent à nouveau un monument érigé par les nazis, Haacke expose la population à son passé et la questionne :
Vous vous rappelez ? Où en êtes-vous par rapport à cet événement ?
Il sollicite également les esprits et contextualise cette question : Où en êtes-vous par rapport à cet événement et comment vous positionnez-vous aujourd’hui ?
Le monument de Haacke est un miroir. La population se réunit et un vif débat a lieu. Toutes les générations sont concernées.
L’œuvre a tellement d’impact qu’une semaine avant la fin de l’exposition, un attentat a lieu malgré la présence permanente d’un gardien. L’obélisque est brûlé par une bombe incendiaire lancée par des extrémistes. Cet acte révèle que l’idéologie nazie n’est pas morte avec la défaite du IIIe Reich, qu’elle sommeille toujours. L’œuvre a ici une valeur symbolique aux yeux de l’Histoire. Elle met en mouvement les esprits des habitants de Graz et de l’Autriche. Elle devient ce que Haacke appelle un « catalyseur de conscience historique ». Il y a ici une conception de la transmission de la mémoire extrêmement singulière.
Haacke met en présence une situation et appelle à une réaction immédiate. Il relie en permanence le Mahnmal (passé négatif, non assumable, ce que les Etats passent sous silence ou refoulent) au Denkmal (du ressort de l’État, de la mémoire officielle, commémore les hauts faits d’une nation, lieu de pensée, du « pensez-y »).
L’intérêt d’une mise à distance de l’œuvre de Haacke est qu’elle engendre une réflexion bien plus large que la réalité photographique et matérielle de l’œuvre.
L’idée de devoir de mémoire est au cœur des réflexions engagées ici. Und ihr habt doch gesiegt rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de se remémorer un événement pour le commémorer et lui redonner sens au yeux de la collectivité, comme l’État peut le faire systématiquement dans le cadre de la conservation du patrimoine.
Und ihr habt doch gesiegt est une œuvre majeure. A travers le processus de convocation de la mémoire qu’elle entraîne, il s’agit avant tout de restituer quelque chose, de faire trace.