La Cheminée
Pierre Klossowski
La Cheminée
par Pierre Klossowski
1952-53, mine de plomb sur papier,
100 x 72 cm,
Paris, coll. Nicole Doukhan.,
© ADAGP.
La Cheminée
par Pierre Klossowski
1952-53, mine de plomb sur papier,
100 x 72 cm,
Paris, coll. Nicole Doukhan.,
© ADAGP.
1. La Cheminée (1952-53) de Pierre Klossowski est un dessin grand format qui a ensuite servi d'illustration en noir et blanc au roman Roberte ce soir (1953). [ + ]
Pierre Klossowski, Roberte ce soir, Paris, Minuit, 1953.
Cette image suscite une approche qui combine à la fois médiologie, sémiotique [ ? ]
Etude des pratiques signifiantes.
N.R.
visuelle et rhétorique [ ? ]
La mise en œuvre de moyens plastiques susceptibles de modaliser la réception de l'image.
N.R.
de l'image. Le dessin représente un pas de deux ambigu entre la femme du théologien Octave, Roberte, dont la jupe s'enflamme au contact de la cheminée alors qu'elle terminait une conférence sur la censure, et Vittorio, l'assaillant-sauveur qui lui arrache le pan de jupe pour éteindre la flamme. La diégèse [ ? ]
Dans un récit, l'histoire en tant qu'elle est assumée par un discours.
N.R.
qui abrite l'image présente celle-ci cependant comme une photo instantanée, plus apte sans doute à dévoiler un moment d'égarement de l'épouse exemplaire.
2. Le dessin
La cheminée apparaît au sein d'une diégèse qui problématise la vue. Le regard du lecteur/spectateur en sera d'autant plus circonspect. Le lecteur, avide de combler des lacunes dans sa quête du sens, s'empresse d'interroger ce dessin qui s'offre dans toute sa visibilité. Puisque l'image condense dans un seul espace des éléments que la linéarité de l'écrit présente de façon éclatée, elle est supposée éclairer (illustrer au sens étymologique) le passage auquel elle renvoie, le visualiser.
Or l'ambiguïté de La Cheminée nous met en garde contre une illustration qui expliquerait les replis du texte. La Cheminée s'avère d'ailleurs partie intégrante de la diégèse où elle est présentée comme une photographie qu'Octave montre à son neveu adoptif Antoine pour l'initier au mystère de l'union hypostatique et autour de laquelle ils discutent. Dans un second moment, la même photographie sera projetée sur un écran et les langues se délieront à son sujet. L'ekphrasis [ ? ]
La description romancée d'un tableau
évolue donc en fonction du médium et c'est le mérite de la médiologie [ ? ]
La discipline, créée par Régis Debray, qui étudie les supports de la transmission culturelle dans leur matérialité.
N.R.
de nous sensibiliser au rôle du support. Or, on a l'impression que Klossowski, en présentant le dessin La Cheminée comme une photographie, profite du caractère " instantané " de celle-ci pour pouvoir éterniser cet écart de conduite resté inaperçu dans la vie quotidienne.
L'incident est compromettant mais décisif aux yeux d'Octave. La gestuelle est en effet contradictoire et nous oblige à un nouveau détour qui concerne non plus le niveau de l'énonciation (ou du signifiant) mais celui de l'énoncé (ou du signifié) : la posture des actants dans l'enceinte du cadre. Roberte se débat-elle ou attire-t-elle l'assaillant ? [ + ]
Roberte ce soir…
Afin de mieux situer l'image, il nous faut d'abord retracer l'histoire d'Octave, ancien professeur en scolastique qui s'acharne à vouloir connaître sa femme Roberte (calviniste et inspectrice de la censure) au-delà de sa visibilité quotidienne. Il souhaite la posséder quand il n'est pas là, saisir la Roberte infidèle dans une épouse remplissant fidèlement ses devoirs. Aussi doit-il faire appel à un tiers, l'invité, d'où le titre de la trilogie : Les Lois de l'hospitalité. (Roberte ce soir (1954), La Révocation de l'édit de Nantes (1959) et Le Souffleur (1960).
Les dialogues mettent en relief une réflexion scolastique sur les difficultés dans les rapports de l'âme et du corps, et par voie de conséquence sur le salut.
Ces dialogues , naissent souvent de situations romanesques et dans Roberte ce soir, Roberte, utilise les lois de l'hospitalité, pour s'offrir aux visiteurs et cela devant son mari. Ces expériences sont une sorte de révélateur, un moyen de connaissance via une certaine forme de transgression. Ainsi, si le corps n'est rien et si l'âme est tout, alors les excès du corps n'ont plus aucune valeur et l'érotisme devient un moyen de connaissance.
N.G.
L'attitude de Roberte et de Vittorio semble en outre empruntée au Combat de Jacob avec l'ange d'Eugène Delacroix. [ + ]
Eugène Delacroix, La lutte de Jacob avec l'ange, 1856-61, peinture murale, huile et cire, 714x488, Paris, Saint-Sulpice, Chapelle des Saints-Anges.
qui mettait également en présence deux univers incommensurables.
Cependant, tandis que la gestuelle de La Cheminée est contradictoire, le regard de Roberte est figé, " absorbé " dirait Michael Fried, [ + ]
Michael Fried. La place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne. Paris, Gallimard, 1990
neutralisant ainsi toutes les hypothèses qu'on échafaude à son sujet.
On peut tirer un parallèle entre Octave qui s'acharne à rencontrer la Roberte essentielle et le chasseur Actéon du récit Le Bain de Diane (1956) qui veut à son tour connaître Diane en tant que déesse tandis qu'elle n'est visible que sous l'apparence d'une mortelle. Deux tentatives de dévoiler ce qui se cache derrière l'apparence, étayées par des présupposés théologiques. Les deux dessins qui figurent dans Le Bain de Diane ne font d'ailleurs que corroborer cette conjonction ironique, représentant le combat-étreinte entre Diane et Actéon au moment où elle la déesse transforme le chasseur en cerf pour le punir de l'avoir vue nue au bain. Le fait que le museau ne s'emboîte pas tout à fait dans le creux entre le cou et l'épaule - " ah! être si près du but, et si loin " [ + ]
Pierre Klossowski, Le Bain de Diane, Paris, J.-J.Pauver, 1956, p.85.
- résume toute l'ironie de la posture du voyeur.
Un dernier résultat de cette analyse consisterait à considérer le corps à corps de La Cheminée comme l'emblème des épousailles - combat du spectateur avec chaque image, avec pour issue un affinement de son regard.
- L'étape médiologique
La première question à poser est celle de savoir de quel genre d'image il s'agit, en l'occurrence un dessin monumental réduit à la dimension d'un feuillet dans un livre, représentant un cliché photographique. Cette première question est " médiologique ", c'est-à-dire relève de la discipline inaugurée naguère par le philosophe Régis Debray et qui s'intéresse principalement aux supports matériels de la transmission culturelle.
- L'étape sémiotique
La deuxième étape interroge les formes (le signifiant, l'énonciation visuelle), mais cette interrogation, dans le cas d'une représentation figurative, s'avère indissociable de la reconnaissance des motifs.
- L'étape intermédiale
La voie d'accès suivante consiste à recourir à tout document textuel disponible et à examiner quel est le rapport de l'information visuelle à l'information verbale. Les travaux de Roland Barthes restent utiles à ce stade.
- L'étape de l'analyse " proxémique "
Tandis que l'étape intermédiale tenait compte de la fécondation réciproque entre image et texte, c'est la présentation de la scène (perspective, cadrage, angle de vue) ainsi que son aménagement qui doivent être examinés ensuite. Or, notre exemple nous montre que la gestuelle peut être entièrement dissociée de la mimique (ici totalement inexpressive).
Comme le signifiant renvoie à deux signifiés contradictoires : étreinte-combat (les corps sont à la fois chastes et impudiques), l'analyse doit concilier ces deux lectures ou, en l'occurrence, les sublimer en focalisant sur un détail qui déjoue cette opposition, à savoir l'impassibilité du visage.
- L'étape de l'analyse " rhétorique [ ? ]
La mise en œuvre de moyens plastiques susceptibles de modaliser la réception de l'image.
N.R.
"
La question de la place du spectateur s'impose à ce stade. Sa place est-elle préfigurée par l'image elle-même ? Michel Foucault, Jacques Fontanille, Mieke Bal et Michael Fried ont tous tenté de répondre à cette question. Ces approches pragmatiques nous sensibilisent à la rhétorique de l'image, c'est-à-dire à ses vertus manipulatrices, initiatrices (pour Antoine), à son rôle d'éducation du regard. Regarder devient une expérience constitutive du sujet.
- L'étape de l'analyse " intericonique "
Le dessin analysé nous invite enfin à étendre la notion d'intertextualité (introduite par Julia Kristeva) à l'image en général en ce qu'elle dialogue avec d'autres textes et d'autres images. Les effets d'écart, de parodie, d'irrévérence par rapport à une tradition iconographique sont tous subsumés sous la formule de Jacques Fontanille : la " désymbolisation ". [ + ]
Jacques Fontanille, Les espaces subjectifs. Introduction à la sémiotique de l'observateur, Paris, Hachette, 1989, p.88.
On parlera de désymbolisation lorsque " le dispositif cognitif d'observation n'est pas une réplique du dispositif narratif sociolectal de l'énoncé ".