Les premiers commentateurs des collages cubistes à avoir pointé ce caractère arbitraire des signes et l'autonomie de leurs compositions vis-à-vis d'éventuels modèles sont des peintres, poètes et théoriciens russes : Kazimir Malévitch, David Bourliouk, Ivan Puni, Vladimir Markov. Leurs oeuvres, écrits et cours constituent un corpus essentiel d'interprétation, car il est parallèle à l'éclosion de la linguistique (incarnée par Ferdinand de Saussure et Roman Jakobson) et il éclaire l'influence de Braque et Picasso sur le suprématisme de Malévitch, dont les premières oeuvres abstraites datent de 1915.
L'apport de la linguistique est essentiel. Saussure a en effet formulé la division constitutive du signe entre signifiant (constituant matériel) et signifié (idée, concept immatériel), que résume la coupure schématique s/S. Comme l'écrit Krauss, cette division met l'accent "sur la signification littérale du préfixe /re/ dans le mot représentation, sur la façon dont le signe travaille à l'écart de la chose à laquelle il se réfère - dans son après-coup". Braque travaille en conscience de cet écart puisqu'il utilise du faux bois, une reproduction mécanique qui ne peut être confondue avec du vrai bois. Cette coupure est aussi manifeste dans la découpe des papiers, ressentie par Malévitch comme une destruction des objets et de la langue commune, au profit de l'émergence d'une langue picturale autonome. Un concept russe, le sdvig, qui signifie "action de déplacer", rythme les écrits de Bourliouk et Malévitch à propos du cubisme. Ce concept est porteur d'une dimension destructrice autant que positive, car le sdvig signifie découpes et déplacements du sens, qui acquiert ainsi une grande plasticité par l'autonomie grandissante des signes et leurs mises en rapports spatiaux dynamiques.
Malévitch a voulu tirer les conséquences abstraites, des collages cubistes dans le suprématisme en conférant aux éléments plastiques une autonomie de plus en plus grande. Ces éléments des "masses colorées" de différentes échelles, départies de tout dessin illusionniste. Malévitch retient essentiellement de Braque, dont il a analysé ce collage dans ses cours, la planéité et la bidimensionnalité affirmée par les papiers collés car, selon lui, "tout relief, transformé en surface plane, est peinture". L'oeuvre de Braque contient donc en ses signes et son espace les germes de l'abstraction.