L'objet de cette analyse est la représentation visuelle de l'histoire, en l'occurrence l'image de la première colonisation de l'Amérique latine dans trois bande dessinées espagnoles publiées à l'occasion du 500e anniversaire du voyage de Christophe Colomb [ + ]
1492-1992
Le 500e anniversaire du premier voyage de Christophe Colomb aux Indes, a été l'occasion pour l'Occident d'un retour ambigu et douloureux mais incontestablement critique sur son propre passé colonial - non plus seulement à hauteur des débats historiques (ici le New Historicism avait depuis bien des années préparé les esprits à une virulente mise en question des mythes coloniaux), mais au coeur même de la culture de masse, où l'esprit post-colonial a revêtu des formes parfois inattendues, mais non moins radicales et pertinentes. En effet, là où le New Historicism nous a aidés à repenser l'histoire, la culture populaire - par exemple la bande dessinée, qui joue en Europe un rôle autrement plus important que dans les pays anglo-saxons - en a créé une image littéralement nouvelle.
J. B.
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La représentation contemporaine de l'histoire est de plus en plus visuelle, d'une part, et de moins en moins transparente, d'autre part. En effet, les images ne redoublent pas mécaniquement les témoignages verbaux, mais créent des messages autonomes.
De même la représentation offerte par ces images ne peut plus être considérée comme neutre, mais doit être vue comme le reflet d'une série d'interventions matérielles que seule une analyse formelle interdisciplinaire est à même de mieux faire comprendre. L'ambition finale de cette analyse est d'aboutir à une sorte de "décolonisation de la forme" et de faire coïncider la lecture idéologique des thèmes de l'image avec celle des aspects matériels qui la sous-tendent.
Pour lire autrement les représentations formelles de l'histoire en bande dessinée, il est important de bien choisir le corpus analysé, qui doit être varié et présenter un intérêt idéologique certain. D'où la sélection d'une trilogie, faite par trois dessinateurs différents qui travaillent tous avec le même scénariste, consacrée à la vie de Lope de Aguirre, un conquistador qui s'est rebellé contre le roi d'Espagne et que l'on considère tantôt comme un fou et tantôt comme le premier libérateur du continent sud-américain. [ + ]
Lope de Aguirre
Lope de Aguirre, à la fois personnage historique, mi-Simon Bolivar, mi-Ché Guevarra avant la lettre, susceptible de combler nos attentes postcoloniales, et personnage mythique de chef fou popularisé par le film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu (1972).
Cette profonde ambivalence du personnage, aussi bien ancêtre des grands libérateurs et guerilléros sud-américains que symbole du fascisme sanguinaire et aveugle, est au coeur des trois bandes dessinées d'Ikusager, quand bien même les aspects positifs et négatifs du personnage s'y présentent en des proportions très variables.
J. B.
Dans le premier volet [ + ]
Enrique Breccia et Felipe H. Cava, Lope de Aguirre. La aventura, Vitoria, éd. Ikusager, 1989.
, Enrique Breccia introduit le personnage de Lope, qui se distingue encore mal de la troupe des conquistadors .
Le thème général de l'album semble être l'analogie entre le monde des hommes et le monde naturel. Celui-ci, en effet, apparaît partout comme le miroir de celui-là, notamment dans les instants où l'auteur choisit de raconter l'histoire par symbole interposé, c'est-à-dire où il décide, non pas d'omettre tel ou tel événement, mais de le raconter de biais, en montrant par exemple des perroquets d'abord multicolores, puis tout à coup rouges s'égaillant brusquement au lieu d'une scène d'assassinat.
Mais la présence systématique d'un trait formel, la coupure horizontale des cases, l'inclusion dans chaque case au premier plan d'un objet qui traverse la vue globale, fait relire autrement le personnage de Lope, qui apparaît comme un être scindé, et relègue à l'arrière-plan la réflexion réciproque de l'homme et de la nature.
Dans le second volet [ + ]
Federico Del Barrio et Felipe H. Cava, Lope de Aguirre. La conjura, Vitoria, éd.Ikusager, 1993.
, Federico del Barrio décrit la percée de Lope, qui s'impose comme chef et prépare la révolte contre Philippe II.
Cette représentation victorieuse du personnage est toutefois niée par certains traits formels des images, dominée par l'horizontalité, l'écrasement des niveaux et l'uniformisation chromatique.
Tout en conservant le schéma de base de trois fois deux vignettes par planche, Del Barrio suraccentue en effet l'axe horizontal par le jeu des phylactères, dont les blocs clairs allongés détonent vivement par rapport au fond noir des cases qu'ils strient .
L'uniformisation des planches par le recours au "camaïeu bariolé" (car chaque double planche tend vers une couleur unique, rehaussée par son union avec le noir omniprésent) créent un effet d'asphyxie qui transforme le champ visuel en champ de bataille .
Matériellement, la bande dessinée dépersonnalise et engloutit les personnages au moment même où ils devraient se singulariser.
Enfin, dans le troisième volet [ + ]
Ricard Castells et Felipe H. Cava, Lope de Aguirre. La expiación, Barcelona, ediciones del Ponent, 1998, tr. fr. éd. Fréon, 2000.
Ricard Castells approfondit le personnage de Lope sur le plan psychologique.
En même temps, toutefois, il dissout entièrement sa représentation visuelle. L'auteur a beaucoup procédé par soustraction, ce qui est au fond dans la logique même de la trilogie: un récit toujours plus elliptique, un dessin de moins en moins "complet" et circonscrit, un arrière-fond visuel de plus en plus virtualisé, des personnages réduits à une esquisse ou à un attribut unique. [ + ]
Dans le cas de Lope de Aguirre, c'est l'oeil protubérant injecté de sang; dans le cas de sa fille, autre protagoniste du livre, les fleurs rouges de sa robe blanche.
Lope de Aguirre. La expiación continue à être traversée d'une série de tensions - visuelles s'entend - que rien ne semble en mesure de résorber durablement. La planche, par exemple, est tiraillée partout entre deux contraintes ou exigences contradictoires: d'une part l'exigence de la page comme ensemble uni et homogène, d'autre part l'exigence du détail, qu'il ne faut surtout pas confondre avec la case. [ + ]
Car la planche reste divisée en vignettes, mais celles-ci n'ont plus de statut clairement défini: par rapport à certains détails qu'elles contiennent, le niveau intermédiaire de la case ne joue plus de rôle fondamental.
Lope de Aguirre. La expiación est donc un volume où la case se déchire : tant par le haut, c'est-à-dire par l'ensemble plus large de la page qui l'aspire, que par le bas, c'est-à-dire par le détail qui le vide. L'abolition fréquente de toute distinction entre figure et fond, puis les spectaculaires changements d'échelle, enfin et surtout la combinaison de ces deux procédés font que tout se brouille.
Plus globalement, il s'ensuit que l'histoire de Lope reste comme en suspens. Comme on n'a jamais l'impression d'en avoir fini avec la lecture des signes, l'aventure du héros pourtant mort paraît ne jamais s'arrêter non plus. Il en résulte une complexification notable de Lope, dont l'image résiste aux efforts de libération et d'individualisation.
Le parcours global de ces trois volumes permet de creuser les différences qu'il peut y avoir entre la représentation thématique d'un personnage et sa " mise en image ". Le fait que les albums en question aient été écrits par le même scénariste (Felipe H. Cava), puis transposés dans des styles graphiques très différents par des auteurs qui n'ont pas collaboré entre eux, aide à bien voir l'apport spécifique et actif des aspects proprement visuels de la représentation historique.