La Joconde
Marcel Duchamp
La Joconde
Leonard De Vinci,
Musée du Louvre
Copyright RMN
La Joconde
Leonard De Vinci,
Musée du Louvre
Copyright RMN
En 1919, à Paris, Marcel Duchamp dessine sur une reproduction de La Joconde de Léonard de Vinci, format 19,7 x 12,4 centimètres, une fine moustache et un petit bouc. Il ajoute sous l'image les cinq lettres LHOOQ, qui forment, prononcées l'une après l'autre, "une plaisanterie très osée sur La Joconde". [ + ]
Duchamp du signe, écrits de Marcel Duchamp réunis et présentés par Michel Sanouillet, Champs / Flammarion, 1975-1994, p. 227.
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L'oeuvre racontée par Marcel Duchamp
"En 1919, j'étais de nouveau à Paris où le mouvement Dada venait de faire son apparition : Tristan Tzara, qui arrivait de Suisse où le mouvement avait débuté en 1916, s'était joint au groupe autour d'André Breton à Paris.
Picabia et moi-même avions déjà manifesté en Amérique notre sympathie pour les Dadas.
Cette Joconde à moustache et à bouc est une combinaison ready-made/dadaïsme iconoclaste. L'original, je veux dire le ready-made original, est un chromo 8 x 5 (pouces) bon marché au dos duquel j'écrivis quatre (sic) initiales qui, prononcées en français, composent une plaisanterie très osée sur la Joconde."
Par ces discrets ajouts, Duchamp commit l'un des attentats symboliques les plus fameux du XXe siècle artistique. [ + ]
LHOOQ
Par Marcel Duchamp
1919, Ready-made modifié : crayon
sur une reproduction de La Joconde
19,7x12,4 cm
© 2002 Succession Marcel Duchamp,
ARS, N.Y./ADAGP, Paris.
Cette provocation dadaïste [ + ]
Le terme Dada, délibérément choisi pour n'avoir pas de sens, a été donné à un mouvement "anti-art" qui a fleuri entre 1915 et 1922.
se donne d'abord à voir comme un acte de profanation d'un tableau consacré comme "chef d'œuvre" de la peinture occidentale et, au-delà, de la notion même d'œuvre d'art. Mais elle peut aussi être perçue comme une mise en crise de la question du genre, ce qui fut rarement relevé.
S'il suffit en effet de quelques poils pour faire de l'énigmatique Gioconda un séduisant florentin, la frontière entre féminin et masculin, généralement conçue comme solidement ancrée dans la "nature" des sexes, s'avère être "infra-mince". [ + ]
Infra-mince
L'expression est de Duchamp. "J'ai pris à dessein le mot mince qui est un mot humain, affectif, et non pas une mesure précise de laboratoire. Le bruit ou la musique que fait un pantalon de velours côtelé comme celui-ci, quand on bouge, relève de l'infra-mince. (...) A étudier ! ... C'est une catégorie qui m'a beaucoup occupé depuis dix ans." confiait Marcel Duchamp à Denis de Rougemont en 1945, lors d'un entretien cité par Jean Clair. Pour Jean Clair, "l'infra-mince serait ainsi le degré qualitatif où le même se transforme en son contraire, sans qu'on puisse exactement décider qui est encore le même et qui est déjà l'autre. D'un point de vue purement géométrique, on pourrait dire que c'est la notion qui fait intervenir le passage à la limite." Ibid., p. 98.
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Duchamp et la photographie, Editions du Chêne, 1977, p. 96
À partir de cette image, nous voudrions ici rappeler comment s'est développée tout au long du XXe siècle une nouvelle manière de penser les genres, en particulier comment les concepts créés par les gender et queer studies, ont permis d'analyser autrement les représentations du masculin et du féminin.
Nul ne doute que le personnage peint entre 1503 et 1506 par Léonard soit une femme. [ + ]
L’hypothèse la plus probable est qu’il s’agit du portrait de Lisa Gherardini, qui avait épousé en 1495 Francesco del Giocondo, marchand d’étoffes florentin, et dont le patronyme lui valut le « surnom » de Gioconda, devenu en français « Joconde ».
Mais la Mona Lisa moustachue de 1919 ? Femme travestie en homme, ainsi que l'indiquerait sa pilosité faciale ? Homme travesti en femme, comme pourraient le suggérer ses vêtements, sa longue chevelure et sa poitrine généreuse ? Drag king ou drag queen ? [ + ]
Drag King - Drag Queen
"Drag king s'applique en général aux personnes de sexe biologique féminin qui se transforment et déclinent leur genre au masculin (...)."
"Personnages travestis créés et joués par des hommes, les Drag queens réalisent une spectaculaire traversée des genres, soit en s'appropriant de manière ludique et parodique les codes d'une "surféminité" irréelle, soit en inventant des créatures fantastiques défiant toutes les tentatives de catégorisation (...)" Pascal Le Brun-Cordier
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Elisabeth Lebovici, Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Larousse, 2003, p. 158.
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Pascal Le Brun-Cordier, >Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Larousse, 2003, p. 158.
Ou transsexuel-le ou intersexuel-le, si ses caractères sexuels secondaires - seins, barbiche et moustache - ne sont pas postiches ?
Ce carnaval d'hypothèses n'est possible que si l'on envisage la distinction entre sexe et genre, et de possibles disjonctions entre l'un et l'autre, passagères ou durables.
Sexe : renvoie à la réalité biologique de la sexuation.
Genre : désigne la dimension psychologique, sociale et culturelle des identités sexuées, appelées dès lors identités de genre.
Sans l'idée du genre, apparue au XXe siècle dans le champ des sciences humaines, l'identité est toute entière indexée sur le sexe, réalité anatomique donnée ; avec la notion de genre, l'identité peut être pensée comme acquisition, construction, et déconstruction. Ici précisément, Duchamp brouille les apparences, se joue des évidences. Virilisant la Joconde, il jongle avec les signifiants, comme il le fera plus tard en inventant le personnage de Rrose Sélavy, son double travesti, [ + ]
Rrose Sélavy
Man Ray, 1920/21
© Museum of Art, Philadelphia.
en multipliant les jeux de mots, souvent basés sur des permutations - Rrose Sélavy (Eros c'est la vie) connaît bien le marchand du sel (Marcel Duchamp), rappelle Robert Desnos – , ou en créant un Objet-Dard pouvant être aussi bien être perçu comme moule (de vulve) ou sculpture (de verge). [ + ]
Objet-Dard
Par Marcel Duchamp
1950, plâtre galvanisé
© Collection particulière, Paris.
Le monde selon Duchamp est un système de signes et de formes mobiles, labiles, nullement irréversibles. Ces quelques coups de crayon sur le visage de la Joconde marquent ainsi, dans l'histoire de l'art, le passage d'une conception essentialiste et naturaliste de l'identité à une approche constructionniste et critique.
Mona Lisa aurait certainement acquiescé à l'affirmation de Berkeley : "Etre c'est être perçu". [ + ]
La théorie de Berkeley
Pour Berkeley (1685-1753), "Esse est percipi", être c'est être perçu. Cette formule du philosophe est au fondement de sa théorie immatérialiste, ou idéaliste, selon laquelle il n'y a pas d'au-delà des choses perçues, de substance, de permanence.
Tout l'être des corps réside dans le fait qu'on les perçoit ou qu'ils sont perçus. Alors même que l'esprit a tendance à croire que les qualités sensibles doivent forcément appartenir à des substances matérielles, Berkeley avançait que les choses ne sont qu'une "collection d'idées".
Sans souscrire à la théorie immatérialiste dans son ensemble, il s'agit simplement ici de souligner le caractère social et culturel du genre, considéré comme un ensemble de "qualités" perçues.
Glabre, elle nous apparaît féminine ; maquillée par Duchamp, elle nous semble masculine. Le genre est bien affaire de représentation. Tel les poils dessinés sur le visage de la florentine, il peut être défini comme "un artifice librement flottant" (Judith Butler [ + ]
Philosophe enseignant à l’Université de Californie à Berkeley, Judith Butler est l’auteur de plusieurs ouvrages fondamentaux dans le champ des Gender et Queer studies, dont Gender Trouble : Feminism and the Subversion if Identity, London, Routledge, 1990 & 1999 (traduction française aux éditions La Découverte en 2004).
), non arrimé à une "réalité" biologique qu'il n'aurait qu'à "exprimer". Le genre se joue sur la scène sociale comme dans un théâtre, au cours d'une perpétuelle "performance". Et il suffit qu'il soit "performé" pour être vraisemblable.
En suivant Duchamp, nous pouvons ainsi imaginer Mona Lisa en drag king : ne s'identifiant pas au rôle social dans lequel les stéréotypes de son temps l'enfermaient, elles se serait réinventée en femme virile, maniant l'épée, chevauchant les plaines toscanes, construisant des palais... Ou en drag queen : doux florentin que les étoffes soyeuses affolaient, tendre ami de Léonard (Freud, dans un essai paru neuf ans avant LHOOQ, prête à l'artiste une homosexualité latente [ + ]
Sigmund Freud, Un Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci (1910), Gallimard, 1987.
). Peut-être enfin la Joconde était-elle/il un double trouble de Léonard, sa Rrose Sélavy ? [ + ]
Mona/Leo, par Lillian F. Schwartz.
copyright ©1987, Lillian F. Schwartz.
Plus radicalement, il nous faut imaginer que la Joconde de 1503 pouvait être un individu de sexe et de genre féminins... Mais là encore, nous devons savoir penser son image comme une représentation, et son genre comme une performance. En effet, le passage d'une conception "expressive" (le genre exprimerait "la vérité" du sexe) à une conception performative du genre (il n'existe que par sa représentation, et ne nous semble naturel que par sa réitération, selon Judith Butler), oblige à penser celui-ci comme une performance en toute circonstance. En l'occurrence, même si sexe biologique et genre psycho-social paraissent "en accord".
Pour ajouter une nouvelle torsion à cette énigme du genre de la Joconde, rappelons que Duchamp a présenté en 1965 une nouvelle reproduction de Mona Lisa, glabre cette fois, qu'il baptisa LHOOQ rasée ! [ + ]
LHOOQ rasée, 1965. Carton d'invitation à un vernissage chez Cordier & Ekstrom, 21 x 13.8 cm, New York, The Museum of Modern Art.
Encore une hypothèse à envisager ! Nous pourrions ainsi conclure, avec l'écrivain oulipien Hervé Le Tellier : "Joconde jusqu'à cent" (au moins)" [ + ]
Hervé Le Tellier, Joconde jusqu'à cent : 99 (+1) points de vue sur Mona Lisa, Le Castor Astral, 1998. Lire aussi le savoureux Joconde sur votre indulgence, Castor Astral, 2002.
Depuis 1919, la Joconde est en fuite. Dans les décennies qui ont suivi son travestissement par Duchamp, les conceptions essentialistes et naturalistes du genre ont été méticuleusement et joyeusement déconstruites, dans le champ de l'art (avec Claude Cahun, Andy Warhol, Michel Journiac, Cindy Sherman, Eve & Adele, Leigh Bowery, Alberto Sorbelli, Brice Dellsperger) et dans celui des gender et queer studies. (avec notamment Judith Butler, Eve Kosofky Sedgwick, Monique Wittig, David Halperin). [ + ]
Queer Studies
Prostitué-e-s, handicapé-e-s, bisexuel-es, transexuel-les, latinos. Une queer theory et des queer studies s'organisent au début des années 90, dans le prolongement des travaux de Michel Foucault sur l'histoire de la sexualité
Judith Butler, Eve Kosofky Sedgwick, Monique Wittig, David Halperin et quelques autres, entreprennent de repenser la question de l'identité, les liens entre sexes, genres, position sociale et identité "ethnique", et de relire autrement l'histoire littéraire, le cinéma, la culture populaire.
[ + ]
Histoire de la sexualité, Gallimard, 1976-1984.
[ + ]
Pour une introduction aux queer studies, lire Queer : repenser les identités, Rue Descartes, PUF, 2003, sous la direction de Pascal Le Brun-Cordier et Robert Harvey
Ces nouvelles représentations, ces nouveaux concepts ont permis et accompagné l'apparition d'une multitude identités et de formes de subjectivation inédites, [ + ]
Subjectivation
"Les processus de subjectivation (…) désignent l'opération par laquelle des individus ou des communautés se constituent comme sujets, en marge des savoirs constitués et des pouvoirs établis, quitte à donner lieu à de nouveaux savoirs et pouvoirs."
Gilles Deleuze
[ + ]
Gilles Deleuze, Sur la philosophie, Pourparlers, Editions de Minuit, 1990, p. 206.
loin des binarimes réducteurs et des assignations normalisantes masculin/féminin, homo/hétéro.
Comment rendre compte des quelques coups de crayon de Duchamp sur cette reproduction de la Joconde ? Les recherches développées au sein des cultural studies, et plus précisément des gender et queer studies, [ + ]
Queer
Dans l'argot anglo-américain, queer signigie pédé, mais aussi étrange, insolite, louche, anormal, et tordu, de travers, par opposition à "droit", straight, synonyme d'hétérosexuel.
L'injure a été réappropriée par ceux-là même qu'elle désignait, et ainsi "resignifiée" - comme nigger le fut par les noirs américains.
Un discours queer se développe aux Etats-Unis au moment de la reconnaissance et de l'intégration des gays à la fin des années 80, pour critiquer cette normalisation, l'apparition d'une identité gay figée et restrictive (blanche, masculine et bourgeoise), et l'exclusion de ceux et celles dont les pratiques sexuelles ou l'identité de genre, sociale ou ethnique, ne cadraient pas avec les nouvelles normes dominantes : prostitué-e-s, handicapé-e-s, bisexuel-es, transexuel-les, latinos. Une queer theory et des queer studies s'organisent au début des années 90, dans le prolongement des travaux de Michel Foucault sur l'histoire de la sexualité
Judith Butler, Eve Kosofky Sedgwick, Monique Wittig, David Halperin et quelques autres, entreprennent de repenser la question de l'identité, les liens entre sexes, genres, position sociale et identité "ethnique", et de relire autrement l'histoire littéraire, le cinéma, la culture populaire.
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Histoire de la sexualité, Gallimard, 1976-1984.
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Pour une introduction aux queer studies, lire Queer : repenser les identités, Rue Descartes, PUF, 2003, sous la direction de Pascal Le Brun-Cordier et Robert Harvey
nous aident ici à percevoir en quoi, au-delà de la provocation dadaïste, ce geste de Duchamp s'inscrit dans une mise en crise de l'ordre traditionnel des genres.
Plus précisément, cette étude nous invite à nous interroger sur les catégories que nous mobilisons face aux représentations des genres, masculins, féminins et autres, mais aussi des sexes et des sexualités. Ces catégories nous semblent naturelles et universelles ; elles sont en fait relatives, culturelles, historiquement et socialement situées. Au XXe siècle, les approches essentialistes de l'identité ont ainsi progressivement cédé le pas aux approches constructionnistes, développées par de nombreux philosophes (Michel Foucault, Monique Wittig, Judith Butler, Eve Kosofsky Sedgwick), sociologues (Erving Goffman, Eric Fassin, Daniel Welzer-Lang) et historien-ne-s (Michelle Perrot, George Chauncey), inspirés ou inspirateurs des travaux novateurs des gender et queer studies.
Gilles Deleuze et Michel Foucault considéraient volontiers les théories comme des "boîte à outils" : "Il faut que ça serve, il faut que ça fonctionne...", disaient-ils... Ce court texte voudrait montrer comment les recherches sur le genre et l'identité peuvent être utiles à l'analyste des images, parfois trop peu conscient de l'historicité des catégories qu'il utilise.