L'autoportrait à l'oreille bandée
Vincent Van Gogh
L'autoportrait à l'oreille bandée,
par Vincent Van Gogh,
1889, 51 x 45 (cm),
collection Block, Chicago.
L'autoportrait à l'oreille bandée,
par Vincent Van Gogh,
1889, 51 x 45 (cm),
collection Block, Chicago.
Début janvier 1889, Vincent Van Gogh peint à Arles une de ses œuvres les plus poignantes : L'Autoportrait à l'oreille bandée. La toile, de petit format, fait suite à un épisode terrible dont elle rend compte : le geste par lequel il s'est tranché l'oreille d'un coup de rasoir [ + ]
sur l'épisode de l'oreille coupée, cf. J. Rewald, Le post-impressionnisme, tr. fr., vol. 1, Paris, Albin Michel, 1988, pp. 251 sq.
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Van Gogh a choisi courageusement de se représenter peu de temps après le drame, et à peine rentré chez lui, dans l'état où il se trouvait, soit l'oreille protégée par un pansement maintenu par un bandage lui entourant le visage.
Ce portrait sans complaisance, il l'a réalisé par deux fois, puisqu'il en existe deux versions, dont seule la seconde nous retiendra ici. [ + ]
1889, The Courtauld Institute, Londres
Les deux portraits dégagent une impression de résignation mais aussi d'apaisement. Les traits sont tirés, la mâchoire crispée, et le regard, perdu dans le lointain, semble indiquer une grande tristesse, une certaine lassitude.
Dans le portrait qui nous intéresse, la pipe contribue pour beaucoup à donner l'impression d'une sorte de sérénité retrouvée, d'une paix ou d'une tranquillité, d'ordinaire associée aux fumeurs de pipe.
La première impression ainsi caractérisée, il convient de se demander pourquoi Van Gogh a-t-il choisi de se représenter ainsi ?
La première réponse qui vient à l'esprit est qu'il a voulu rassurer ses proches, son frère, bien sûr, sa famille, et ses amis peintres, dont Gauguin, en premier lieu, qui venait de le quitter après avoir appelé Théo à la rescousse. Toutes ses lettres après l'incident de l'oreille et le délire qui l'accompagne vont dans ce sens [ + ]
sur l'analyse des œuvres de Van Gogh, la meilleure introduction sont ses propres lettres : V. Van Gogh, Correspondance générale, Paris, Gallimard, 1990, 3 vol.
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Cependant, si Van Gogh cherche à rassurer les autres, il cherche aussi à se rassurer lui-même, à se prouver que la crise est désormais terminée et qu'il est à nouveau capable de travailler.
Mais comment s'opère cette transformation, cet apaisement, ce travail sur soi au travers de la peinture visant à se tranquilliser comme à tranquilliser les autres ? Comment fonctionne ce "je ne suis pas fou, puisque, comme vous pouvez le voir, je continue de peindre, je reprends la peinture" ?
Sur le plan iconographique, l'accessoire de la pipe joue ici un grand rôle. Si le bandeau témoigne du drame, ce qui fait que ce drame est maintenant passé, c'est le présent de la pipe, de la pipe qu'il fume et qui l'aide à retrouver une certaine tranquillité d'esprit après l'agitation extrême des semaines précédentes. La pipe s'oppose donc au bandage, comme le présent au passé maintenant révolu, comme la tranquillité retrouvée au drame surmonté.
Les couleurs
Jusqu'ici je ne me suis intéressé qu'à l'aspect iconique de la composition (expression du visage, bandage, pipe). Or l'organisation des couleurs était l'une des principales préoccupations de Van Gogh à cette époque ; aussi rien n'est laissé au hasard. [ + ]
sur le système chromatique de Van Gogh, cf. G. Roque, Art et science de la couleur. Chevreul et les peintres, de Delacroix à l'abstraction, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 1997, pp. 278-292.
Dans la toile qui nous occupe, on remarque le fond, divisé en deux zones, rouge en bas et orangé en haut, avec des touches plus jaunes dans la partie supérieure ; le bonnet est bleu à l'arrière et violet à l'avant ; enfin la veste est verte.
Comment se distribuent ces couleurs et quels rapports entretiennent-elles entre elles ? Dans deux cas, Van Gogh a juxtaposé des couleurs proches sur le cercle chromatique : rouge et orangé (mur du fond), bleu et violet (bonnet) ; ces couleurs forment ce qu'on appelait une harmonie d'analogue, puisqu'elles sont proches l'une de l'autre et se combinent donc sans se heurter.
Mais à ces harmonies d'analogues s'opposent les harmonies de contraste, celles obtenues en juxtaposant des couleurs complémentaires, les trois couples de complémentaires étant à l'époque vert et rouge, violet et jaune, bleu et orangé.
Or si l'on regarde à nouveau la toile, il est frappant de constater que la partie inférieure est organisée autour de l'opposition massive entre vert (la veste) et rouge (le fond) ; dans la partie supérieure gauche, domine la juxtaposition de l'orangé avec le bleu ; quant au violet, il fait pendant aux touches de jaune dans le haut de la toile.
Ainsi, on le voit, toutes les couleurs ont été choisies afin de contribuer à l'harmonie du tableau et à chacune est assigné un rôle précis, en opposition à une autre.
Autrement dit, l'équilibre chromatique du tableau tient non seulement au jeu des couleurs complémentaires, mais aussi à un équilibre entre les harmonies de contraste (contrastes de couleurs complémentaires) et les harmonies d'analogue (couleurs proches l'une de l'autre) : le bleu forme une harmonie de contraste avec l'orangé, mais une harmonie d'analogue avec le violet, deux couleurs qui lui sont juxtaposées. Le cas du rouge est encore plus flagrant, puisqu'il est pris en sandwich, pour ainsi dire, entre l'orangé et le vert, et forme une harmonie d'analogue avec le premier, de contraste avec le second.
Van Gogh a donc réussi à obtenir un grand équilibre dans le jeu des couleurs. D'abord, sa palette est restreinte aux trois primaires du peintre (rouge, bleu, jaune) et aux trois secondaires (vert, violet et orangé), plus le blanc et le noir (la seule exception concerne les quelques touches de brun du fourneau de la pipe). Ensuite, les couleurs contiguës sont organisées par paires de contrastes, afin de produire une idée d'équilibre.
Je pense en effet que le signifié chromatique est ici l'idée d'équilibre : équilibre entre les couleurs primaires et secondaires, entre blanc et noir, entre analogues et complémentaires. [ + ]
Sur l'analyse sémiotique des couleurs, Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l'image, Paris, Seuil, 1992.
Cependant, si Van Gogh a été si attentif à ces questions, c'est qu'elles étaient largement surdéterminées : le contraste, ce n'est pas seulement le contraste de couleurs. Je crois en effet que Van Gogh se projetait largement dans ces conflits de couleurs formant des contrastes, au sens où il se concevait lui-même comme un être de contraste, de sorte que transformer le choc brutal de deux couleurs complémentaires en un contraste harmonieux et équilibré, c'était d'une certaine façon mener son propre combat contre la maladie, son combat contre lui-même . [ + ]
Le contraste maximum
Quant au contraste maximum, cette contradiction qui le mine, il s'en est ouvert à Théo avant l'arrivée de Gauguin à Arles : "Je suis ainsi toujours entre deux courants d'idées, les premières : les difficultés matérielles, se tourner et se retourner pour se créer une existence, et puis : l'étude de la couleur. J'ai toujours l'espoir de trouver quelque chose là-dedans" (lettre à Théo n. 531 F). Tel est en effet le problème qui le ronge : les difficultés matérielles devraient le faire renoncer à peindre, afin de subvenir à ses besoins ; mais sa peinture, et en particulier le travail de la couleur, s'il était reconnu, devrait lui permettre de vendre et donc d'équilibrer son budget. Or la couleur est exigeante, et ne peut se développer si on ne s'y consacre à fond, ce qui suppose résolues les difficultés financières. Si seulement il arrivait à cette synthèse harmonieuse des contrastes, des oppositions et des contradictions, il les surmonterait et tout s'arrangerait ; il retrouverait l'équilibre.
G. R.
Il y a donc un lien entre le contraste que forme la vie d'artiste, partagée entre difficultés financières et besoin de création, et le travail de la couleur, qui confronte le peintre avec ses contrastes et ses oppositions qu'il s'agit aussi de transcender pour atteindre l'harmonie et l'équilibre.
En résumé, je serais tenté de dire que les différents éléments d'analyse convergent vers l'idée que la signification générale du tableau est celle d'équilibre. L'équilibre est d'abord celui de la composition : le visage, qui est l'élément dominant, occupe la partie centrale de la toile; les yeux sont à la hauteur de la ligne d'horizon qui partage le tableau en deux parties.
Mais, comme toujours, on ne peut se contenter de penser l'équilibre sur le plan purement formel de la composition. L'équilibre est aussi l'idée qui domine l'analyse iconographique, avec la pipe qui fait pendant au bandage, comme le noir qui équilibre le blanc, le présent qui l'emporte sur le passé pour véhiculer l'idée de la tranquillité recouvrée. La même idée d'équilibre se retrouve dans l'analyse chromatique : équilibre entre couleurs primaires et secondaires, analogues et complémentaires, ainsi qu'en ce qui concerne la clarté et la saturation des teintes en présence.
L'équilibre. Soit. Mais quel équilibre ? Psychique, avant tout. La toile, centrée, entend manifester que le peintre l'est aussi, que le savant équilibre du tableau ne saurait être l'œuvre d'un déséquilibré. L'équilibre des couleurs a donc aussi une dimension psychologique, si l'on veut, au sens où la transformation de la violence des contrastes de complémentaires en un ensemble apaisant est comme une métaphore de la volonté de Van Gogh de surmonter ses propres contrastes et contradictions pour aboutir à une vie aussi harmonieuse que ses couleurs sont équilibrées. En ce sens, cet autoportrait est double : il représente le peintre en montrant son visage, certes, mais il le représente aussi au travers de l'usage, de la maîtrise et de la signification des couleurs.
Dans les analyses d'images, l'accent est presque toujours mis sur les éléments iconiques, au détriment des éléments plastiques, dont la couleur. Cela tient notamment au fait qu'on assigne encore trop souvent à la couleur une valeur décorative et ornementale, sans prendre en compte sa valeur signifiante.
En ce sens, mon choix d'analyse n'est pas innocent : en privilégiant Van Gogh, j'ai voulu mettre l'accent sur un peintre extrêmement soucieux de donner à la couleur une signification, non pas symbolique ou simplement " expressive ", mais proprement sémiotique, puisque ce qui signifie, ce ne sont pas les couleurs prises isolément, mais les oppositions entre couleurs organisées par paires [ + ]
Concernant l'analyse des couleurs, cf. Georges Roque, "Quelques préalables à l'analyse des couleurs en peinture", Technè n°9-10, 1999, Couleur et perception, p. 40-51.
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Par ailleurs, en insistant sur les raisons qui ont poussé Van Gogh à entreprendre cet autoportrait, j'ai également voulu mettre l'accent sur les rapports étroits qui existent entre le motif de peindre et le motif à peindre, une question qui m'a beaucoup sollicité [ + ]
Concernant le lien entre motif de peindre et motif à peindre, cf. Georges Roque, "Les motifs du peintre", Communications n°47, Variations sur le thème, 1988, pp. 133-158.
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Il me semble en effet important de prendre en compte la volonté qui anime un artiste lorsqu'il choisit tel ou tel motif.
En ce sens, la signification d'équilibre du tableau vient de la volonté de Van Gogh de retrouver son propre équilibre au travers de la pratique picturale. Il en va de même pour l'idée d'harmonie : celle-ci n'est pas à prendre seulement sur le plan très limité de l'organisation des couleurs, mais est souvent une métaphore sociale : l'harmonie chromatique, en tant que réconciliation des contraires et des contrastes doit être mise en rapport avec la vie de Van Gogh, à la fois sur le plan psychique (résolution des conflits) et socio-économique (conflit entre subvenir à ses besoins et peindre) [ + ]
Concernant l'harmonie, cf. Georges Roque, " Harmonie des couleurs, harmonie sociale ", 48/14. La revue du musée d'Orsay, n. 12, printemps 2001, Néo-impressionnisme et art social, pp. 62-67.
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Bref, une toile fait partie d'un tout dont on ne peut l'abstraire artificiellement dans l'illusion que sa signification, c'est en isolant l'œuvre qu'il conviendrait de la rechercher.